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« J’ai besoin de ton aide, Rudi. Encore. »

Halder se cala sur un coin de la table.

« J’ai pas de nouvelles de toi pendant des mois, puis, sans crier gare, tu débarques deux fois par semaine. Je suppose que c’est en rapport avec l’affaire Bühler ? J’ai lu la nécrologie. »

March approuva de la tête.

« Je dois te prévenir : tu parles à un paria. Tu cours peut-être des risques — le simple fait de me rencontrer.

— C’est d’autant plus fascinant. (Halder joignit ses longs doigts et fit craquer ses jointures.) Vas-y.

— Pour toi, c’est un vrai défi. »

March s’interrompit, respira posément.

« Trois hommes : Bühler, Wilhelm Stuckart et Martin Luther. Les deux premiers sont morts ; le troisième est en cavale. Tous fonctionnaires de haut rang, comme tu sais. Au cours de l’été 1942, ils s’offrent un compte à Zurich. D’abord, je me dis qu’ils y ont planqué un tas d’or ou des trésors artistiques — comme tu le soupçonnais, Bühler baignait dans les trafics jusqu’au cou. À présent, je penche plutôt pour des documents.

— Quelle sorte de documents ?

— Aucune idée.

— Sensibles ?

— Sans doute.

— On bute immédiatement sur un os. Il s’agit de trois ministères différents — Affaires étrangères, Intérieur et Gouvernement général —, lequel n’a d’ailleurs rien d’un ministère. Cela représente des tonnes de papelards. Au sens fort, Zavi, littéralement des tonnes.

— Tu as les dossiers ici ?

— Affaires étrangères et Intérieur, oui. Gouvernement général : il faut voir à Cracovie.

— Tu as accès ?

— Officiellement, non. Officieusement… (Il agita la main.) Peut-être, avec un peu de chance. Mais, Zavi, il faudrait une vie rien que pour les parcourir. Tu as une piste ?

— Il doit y avoir un indice dans tout ça. Peut-être des documents qui manquent.

— C’est un boulot impossible.

— Je t’ai dit, c’est un défi.

— Et combien de temps pour le découvrir, cet indice ?

— J’en ai besoin ce soir. »

Halder explosa — un rugissement d’incrédulité, de colère et de mépris. March reprit tranquillement :

« Rudi, dans trois jours, on me traîne devant le Tribunal d’honneur de la SS. Tu sais ce que ça signifie. J’en ai absolument besoin maintenant. »

Halder le fixa un moment, sans y croire. Puis il détourna les yeux en murmurant :

« Laisse-moi réfléchir…

— Je peux fumer ?

— Dans le couloir. Pas ici, ces trucs sont irremplaçables. »

March, en fumant, pouvait entendre le va-et-vient de Halder. Il consulta sa montre. Six heures du soir. Le corridor était désert. Le personnel était parti ; il profitait de ce début de long week-end. March poussa une, puis deux portes. Fermées. La suivante était ouverte. Il décrocha le téléphone, écouta la tonalité, forma le neuf. Une nouvelle tonalité : la ligne extérieure. Il composa le numéro de Charlie. Elle répondit immédiatement.

« C’est moi. Ça se passe bien ?

— Impeccable. J’ai découvert un truc, un détail.

— Ne dis rien. Je te verrai plus tard. »

Il aurait voulu trouver quelque chose à ajouter ; elle avait raccroché.

Halder téléphonait à présent. Sa voix enjouée retentissait dans le couloir dallé.

« Eberhard ? Oui, bonsoir… Comme tu dis, toujours les mêmes qui bossent… Une question rapidement, si je peux. Les séries de l’Intérieur… Ah, c’est fait ? Bien. Par divisions ? Je vois. Excellent. Et tout a été couvert ? »

March s’était adossé au mur. Les yeux fermés, il s’efforçait de ne pas penser à l’océan de papier sous ses pieds. Allons, Rudi. Allons.

Il entendit le bruit de sonnerie. Halder avait raccroché. Quelques secondes plus tard, Rudi le rejoignait dans le couloir, enfilant sa veste. Une poignée de crayons dépassait de sa poche de poitrine.

« Un petit coup de bol. Selon un collègue, les dossiers de l’Intérieur sont au moins catalogués. »

Il partit en flèche dans le couloir. March dut allonger le pas.

« Et ça veut dire ?

— Qu’il doit exister un index général. On saura quels papiers sont réellement passés entre les mains de Stuckart, et quand. »

Il martela la commande d’ascenseur. Pas de réponse.

« On dirait qu’ils ont coupé cet engin pour la nuit. Faudra trotter. »

Tout en dégringolant bruyamment le grand escalier en spirale, Halder cria :

« Tu te rends compte que cette démarche est tout à fait contraire aux règles ? Je suis habilité pour Armée-front Est, pas pour Administration-Intérieur. Si on nous tombe dessus, à toi d’imaginer un Confidentiel-sécurité quelconque pour la Polizei… une fable qu’ils mettront au moins deux heures à vérifier. Moi, je suis le pauvre con qui rend service, d’accord ?

— Je te remercie. C’est encore loin ?

— Tout en bas. (Halder secoua la tête.) Le Tribunal d’honneur ! Bon sang, Zavi ! qu’est-ce qui t’arrive ? »

Soixante mètres sous le niveau du sol, l’air était frais et sec ; l’éclairage en veilleuse, pour protéger les archives.

« On dit que cet endroit est conçu pour résister à un impact direct de missile US, dit Halder.

— C’est quoi, là derrière ? »

March désignait une porte d’acier bardée de panneaux d’interdiction : « ATTENTION ! ENTRÉE STRICTEMENT INTERDITE SANS AUTORISATION ! » « ENTRÉE INTERDITE ! » « IDENTIFICATION EXIGÉE ! »

« L’histoire correcte vaut cent divisions, tu te souviens ? C’est là qu’on stocke l’histoire erronée. Merde ! Attention… »

Halder avait tiré March dans un recoin. Un homme de la sécurité venait dans leur direction, agrippé à un chariot, courbé comme un mineur dans une galerie souterraine. March crut qu’il ne les raterait pas, mais l’homme passa sans tourner la tête, ahanant sous l’effort. Il s’arrêta devant la porte métallique et la déverrouilla. March entr’aperçut une chaudière, un grondement de flammes ; la porte se referma avec fracas.

« Allons-y. »

Halder expliqua la routine. Les archives s’organisaient sur le principe d’un entrepôt. Les demandes de dossiers arrivaient à une aire de traitement central, à chaque niveau. Là, dans des registres d’un mètre de haut, de vingt centimètres d’épaisseur, se conservait l’index général. À côté de chaque dossier répertorié, un numéro de rayon. Les rayons étaient dans des réserves à l’abri du feu, organisées en étoile à partir de l’aire centrale. Le tout, expliquait Halder, était de se retrouver dans l’index. Il paradait devant les dos de cuir écarlates, les tapotant l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il ait trouvé le bon. Il traîna le registre sur le bureau du responsable de la section.

March avait un jour été dans les soutes d’un porte-avions, le Grossadmiral Raeder. Les profondeurs des Archives du Reich lui rappelaient cette visite : les plafonds bas et leurs rangées de lampes ; l’impression écrasante d’avoir une immense structure au-dessus de la tête. À côté du bureau, une photocopieuse — une curiosité en Allemagne, où la distribution de ce type de matériel était strictement contrôlée, pour empêcher les subversifs de répandre la littérature interdite. Une dizaine de chariots vides étaient regroupés près de la cage d’ascenseur. On voyait à cinquante mètres dans toutes les directions. Le niveau était désert.

Halder poussa un petit cri de triomphe.