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« Secrétariat d’État : dossiers du Bureau, 1939 à 1950. Mon Dieu, quatre cents cartons. Quelle année disais-tu ?

— Le compte en Suisse s’est ouvert en juillet 1942 ; alors disons les sept premiers mois de l’année. »

Halder tournait les pages en pensant tout haut :

« Oui. Je vois ce qu’ils ont fait. Les papiers sont regroupés en quatre séries : Correspondance, Minutes et mémorandums, Statuts et décrets, Personnel…

— Ce que je cherche doit connecter Stuckart avec Bühler et Luther.

— Dans ce cas, on a intérêt à commencer par la correspondance. On aura une idée de ce qui se goupillait alors. (Halder griffonnait.) D/15/M/28-34. Bien. On y va. »

Le rangement D était à vingt mètres sur la gauche. Rayon 15, section M se trouvait au milieu. Halder annonça :

« Six cartons seulement. Remercions le ciel. Tu prends janvier-avril, je me tape mai-août. »

Les cartons avaient la taille d’un tiroir de bureau. Ni tables ni tablettes. Ils s’installèrent par terre. Le dos contre une étagère, March ouvrit son carton, sortit une pile de papiers et commença à lire.

On a parfois besoin d’un peu de chance dans la vie.

Le premier document était une lettre datée du 2 janvier, du sous-secrétariat d’État au ministère de l’Air, concernant une distribution de masques à gaz à la Reichsluftschutzbund, l’organisation de la protection aérienne. La deuxième, datée du 4 janvier, provenait du Bureau du Plan de quatre ans et traitait d’allégations d’usage non autorisé de carburant par les hauts fonctionnaires du gouvernement.

La troisième était de Reinhard Heydrich.

March vit d’abord là signature — un gribouillage anguleux, tremblé. Ses yeux remontèrent jusqu’à l’entête — Office central de la Sûreté du Reich, Berlin SW 11, Prinz-Albrecht-Strasse 8 — puis la date : 6 janvier 1942. Et seulement alors, le texte :

La présente pour confirmer que la conférence interagences suivie d’un déjeuner, originellement prévue pour le 9 décembre 1941 et repoussée au 20 janvier 1942, se tiendra dans les bureaux de l’Organisation internationale de Police criminelle, Berlin, Am grossen Wannsee, Nr. 56/58.

March parcourut les autres pièces du carton : des copies sur papier pelure et des originaux sur papier lourd ; des en-têtes imposants, Chancellerie du Reich, ministère de l’Économie, Organisation Todt ; des invitations à des déjeuners et à des réunions ; des requêtes, des demandes, des circulaires. Rien d’autre de Heydrich.

March tendit la lettre à Halder.

« Qu’est-ce que ça t’inspire ? »

Halder fronça les sourcils.

« Inhabituel. L’Office central de Sûreté organisant une réunion d’agences gouvernementales.

— On peut savoir de quoi ils ont discuté ?

— On devrait. On peut recouper avec la série des minutes et mémorandums. Voyons : 20 janvier… »

Halder consulta ses griffonnages, se leva et repartit le long de la rangée. Il sortit un nouveau carton et revint s’asseoir en tailleur. March le regarda farfouiller. Soudain il s’immobilisa :

« Merde alors…

— Quoi ? ».

Halder lui tendit une fiche dactylographiée : « Dans l’intérêt de la sûreté de l’État, à la demande du Reichsführer-SS, les minutes de la conférence interagences du 20 janvier 1942 ont été retirées. »

Halder dit :

« La date… »

March lut. C’était le 6 avril 1964. Les minutes avaient été confisquées par Heydrich onze jours plus tôt.

« C’est autorisé — légalement, je veux dire ?

— La Gestapo peut rafler ce qu’elle veut pour raison de sécurité. D’habitude les pièces sont transférées dans les coffres de la Prinz-Albrecht-Strasse. »

Il y eut un bruit dans le corridor. Halder leva un doigt en signe d’avertissement. Ils restèrent immobiles, silencieux. Le gardien revenait de la salle de chauffe en poussant le chariot vide. Ils tendirent l’oreille au roulement qui s’éloignait vers l’autre extrémité du bâtiment.

March souffla :

« Et maintenant ? »

Halder se grattait la tête.

« Une réunion interagences à un niveau de secrétaires d’État… »

March voyait à quoi il pensait.

« Bühler et Luther pouvaient en être ?

— Logique. À cet échelon, on devient très pointilleux sur le protocole. Pas question de se retrouver avec un secrétaire d’État de ministère d’un côté et seulement un haut fonctionnaire de l’autre. Quelle heure est-il ?

— Vingt heures.

— Une heure de plus à Cracovie. »

Halder se mordit la lèvre, puis se décida. Il se redressa :

« Je téléphone à un copain aux archives du Gouvernement général ; on saura si les SS ont été renifler de ce côté ces derniers temps. Si c’est pas le cas, je pourrais éventuellement le persuader de jeter un coup d’œil demain — vérifier si les minutes sont toujours dans les papiers de Bühler.

— On ne peut pas simplement vérifier ici, dans les dossiers des Affaires étrangères ? Ceux de Luther ?

— Non. Trop vaste. Faudrait des semaines. C’est la meilleure solution, crois-moi.

— Attention à ce que tu lui racontes, Rudi.

— T’en fais pas. Je suis conscient du risque. (Halder s’arrêta sur le seuil.) Et pas question de fumer derrière mon dos, pour l’amour du ciel. Tu es dans le bâtiment le plus explosif du Reich. »

Et comment ! pensa March. Il attendit que Halder ait disparu pour déambuler parmi les rangées. Il avait envie d’une cigarette, désespérément. Ses mains avaient la tremblote. Il les enfonça dans ses poches.

Cet endroit : un véritable monument élevé à la bureaucratie du Grand Reich allemand. Herr A désire entreprendre quelque chose ; il demande l’autorisation du Dr B. Le Dr B ouvre son parapluie en soumettant la question à son supérieur, le Ministerialdirektor C. Le Ministerialdirektor C en réfère au Reichsminister D, qui fait savoir qu’il laisse la chose à l’appréciation de Herr A, lequel naturellement s’adresse au Dr B… Les alliances et les rivalités, les chausse-trappes et les intrigues de trois décennies de domination absolue du Parti s’entremêlaient dans ces rayonnages à l’épreuve du feu ; dix mille toiles d’araignées tissées de fils de papier et suspendues dans un air glacé.

Halder revint après dix minutes.

« Les SS se sont effectivement pointés à Cracovie il y a quinze jours. (Il se frottait les mains, mal à l’aise.) Risquaient pas de passer inaperçus. Un visiteur de marque, l’Obergruppenführer Globocnik en personne.

— Partout où je me tourne : Globocnik !

— En droite ligne de Berlin, jet de la Gestapo, autorisation spéciale de Heydrich, signée de sa main. Apparemment, ils ont eu droit au grand jeu. Coups de gueule et gracieusetés diverses. Il savait très exactement ce qu’il cherchait : un dossier précis. À midi, il était reparti. »

Globus, Heydrich, Nebe. March se passa la main sur la tête. C’était étourdissant.

« Alors, chou blanc ?

— Oui. À moins que tu ne penses à autre chose dans les papiers de Stuckart. »

March contempla les cartons. Leur contenu lui paraissait mort, de la poussière, celle des ossements des hommes. L’idée d’y replonger lui soulevait le cœur. Il avait besoin d’air ; respirer…

« Laisse tomber, Rudi. Merci. »

Halder s’accroupit pour ramasser la note de Heydrich.

« Intéressant que la conférence ait été repoussée du 9 décembre au 20 janvier.