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Il arracha une feuille de son calepin, écrivit onze noms, et retourna au bureau de la gorgone. Les deux enquêteurs étaient partis. La femme n’était nulle part en vue. Il frappa sur le comptoir et cria :

« Y a quelqu’un ? » Derrière une rangée de classeurs, il entendit le tintement coupable d’un verre contre une bouteille. Il était là, son secret. Elle avait dû oublier sa présence. Une seconde plus tard, elle arrivait en chaloupant.

« Qu’est-ce qu’on a sur ces onze hommes ? »

Il tendait la liste. Elle croisa ses bras adipeux sur sa tunique graisseuse.

« Pas plus de trois dossiers en même temps, sauf autorisation spéciale.

— Ne vous tracassez pas pour ça.

— C’est pas autorisé.

— Picoler pendant le service non plus, et vous puez l’alcool. Allez me chercher ces dossiers. »

Pour chaque homme, chaque femme, un numéro. Pour chaque numéro, un dossier. Tous n’étaient pas conservés au Werderscher Markt. N’avaient laissé de trace ici que ceux dont le parcours s’était égaré du côté des plates-bandes de la Kriminalpolizei du Reich, peu importait la raison. Mais en piochant du côté du bureau d’information de l’Alexanderplatz, et en s’aidant des notices nécrologiques du Völkischer Beobachter (réunies annuellement dans L’Appel des Morts), March fut en mesure de combler les lacunes. Il localisa chaque nom. Il lui fallut deux heures.

Le premier de la liste était le Dr Alfred Meyer, du ministère de l’Est. Selon son dossier à la Kripo, Meyer s’était suicidé en 1960, après traitement pour diverses maladies nerveuses.

Le deuxième nom : Dr Georg Leibbrandt, également du ministère de l’Est. Mort dans un accident de la route en 1959 ; sa voiture était passée sous un poids lourd sur l’autoroute entre Stuttgart et Augsbourg. Le conducteur du camion n’avait jamais été retrouvé.

Erich Neumann, secrétaire d’État au Bureau du Plan de quatre ans, s’était tiré une balle dans la tête en 1957.

Dr Roland Freisler, secrétaire d’État au ministère de la Justice : poignardé à mort par un maniaque sur les marches de la Cour populaire de Berlin durant l’hiver 1954. L’enquête sur la façon dont ses gardes du corps avaient pu laisser s’approcher un criminel lunatique concluait par un non-lieu. L’assassin avait été abattu quelques secondes après son forfait.

Arrivé à ce point, March était sorti dans le couloir pour griller une cigarette. Il avait profondément aspiré la fumée, rejetant la tête en arrière pour ne la laisser s’échapper que lentement, comme s’il suivait une cure.

Il avait regagné sa place pour attaquer un nouveau tas de dossiers.

SS-Oberführer Gerhard Klopfer, chef adjoint de la chancellerie du Parti : porté disparu sur déclaration de sa femme en mai 1963 ; son corps avait été découvert par des manœuvres sur un chantier de la banlieue sud de Berlin, au fond d’une bétonneuse.

Friedrich Kritzinger. L’un des noms qui lui étaient familiers. Oui, bien sûr. March se souvint des séquences au journal télévisé, la rue bloquée, la vue classique de la voiture en morceaux, la veuve soutenue par ses fils. Kritzinger, ancien Ministerialdirektor à la Chancellerie du Reich, avait été soufflé par une bombe dans sa voiture, devant son domicile à Munich. Cela datait d’un mois, le 7 mars. Aucun groupe terroriste n’avait revendiqué l’attentat.

Deux personnalités, selon le Völkischer Beobachter, étaient décédées de mort naturelle. Le SS-Obersturmbannführer Adolf Eichmann, de l’Office central de la Sûreté du Reich : crise cardiaque en 1961. Et le SS-Sturmbannführer Dr Rudolf Lange, chef des services de Sûreté de Lettonie : tumeur au cerveau en 1955.

Heinrich Müller. L’autre nom connu de March. Le policier bavarois Müller, ancien chef de la Gestapo, était à bord de l’avion de Himmler qui s’était écrasé en 1962, tuant tout le monde à bord.

Le SS-Oberführer Dr Karl Schoengarth, représentant les services de la Sûreté du Gouvernement général, était tombé sous les roues d’une rame d’U-Bahn dans la station Zoo le 9 avril 1964 — il y avait un peu plus d’une semaine. Pas de témoins.

Le SS-Gruppenführer Otto Hoffmann de la Sûreté du Reich avait été trouvé pendu au bout d’une corde à linge dans son appartement de Spandau, le lendemain de Noël 1963.

C’était tout. Des quatorze participants à la conférence organisée par Heydrich, treize étaient morts. Le quatorzième — Luther — avait disparu.

Dans sa dernière campagne de sensibilisation du public à la lutte contre le terrorisme, le ministère de la Propagande avait produit une série de courtes bandes dessinées pour enfants. Quelqu’un en avait épinglé une sur le panneau du deuxième étage. Une fillette reçoit un paquet et commence à l’ouvrir. Dans les dessins suivants, elle retire les différents papiers d’emballage et se retrouve avec un réveil attaché à deux bâtons de dynamite. Le dernier dessin est une explosion, avec cette légende : « Attention ! Ne jamais ouvrir un paquet sans savoir ce qu’il contient ! »

Un gag superbe. Une règle d’or pour tous les flics du pays. Ne jamais ouvrir un paquet sans savoir ce qu’il contient ; ne jamais poser une question sans connaître la réponse.

Endlösung  : solution finale. Endlösung. Endlösung. Le mot sonnait le glas dans sa tête, tandis qu’il regagnait son bureau, moitié marchant, moitié courant.

Endlösung.

Il ouvrit en l’arrachant presque le tiroir du bureau de Max Jaeger et fouilla dans cette pagaille. Max était célèbre pour son désordre, en particulier en matière de procédure. On ne comptait plus ses blâmes pour négligence administrative. March pria pour qu’il n’ait pas trop pris à cœur les derniers avertissements.

Il ne l’avait pas fait.

Dieu te bénisse, Max, grande bourrique.

Il reclaqua le tiroir.

Alors seulement il remarqua la chose. Quelqu’un avait accroché un avis de message sur son téléphone. « Urgent. Contacter la permanence immédiatement. »

5

Sur l’aire de triage de Gotenland, des lampes à arc avaient été disposées autour du corps. De loin, la scène avait quelque chose de curieusement féerique, de magique, comme un plateau de cinéma.

March s’avançait en trébuchant, enjambant comme il le pouvait les traverses et les rails, se dandinant sur le ballast imprégné de mazout.

Gotenland était le nouveau nom de la vieille Anhalter Bahnhof, la principale gare du Reich pour le réseau Est. C’est d’ici que le Führer était parti dans son train blindé, Amerika, pour son QG de guerre en Prusse-Orientale ; d’ici également que les Juifs de Berlin — et parmi eux les Weiss — avaient dû s’embarquer pour leur voyage à l’Est.

« … à dater d’octobre, les Juifs ont été évacués du territoire du Reich en direction de l’Est par une série ininterrompue de convois… »

Dans son dos, de plus en plus étouffé, l’écho des annonces sur les quais passagers. Par devant, indistinct, le bruit des roues et des attelages, un coup de sifflet assourdi. La gare de triage était vaste. Un paysage de rêve dans la lumière orangée de l’éclairage au sodium ; au centre, la tache d’un blanc éclatant. March, à mesure qu’il s’approchait, put dénombrer les silhouettes — une douzaine — devant la masse imposante d’un train de marchandises. Deux hommes de l’Orpo, Krebs, le Dr Eisler, un photographe, un groupe inquiet de cheminots de la Deutsche Reichsbahn, et Globus.