Globus fut le premier à le voir. Il frappa lentement ses mains gantées l’une contre l’autre, un geste ralenti, sarcastique.
« Messieurs, nous pouvons respirer. Les forces héroïques de la Kriminalpolizei arrivent enfin pour nous éclairer de leurs lumineuses théories. »
Un des flics de l’Orpo ricana.
Le corps, ou ce qui en restait, était sous une couverture de laine brute, en travers des rails, et aussi dans un sac de plastique vert. « On peut voir ?
— Bien entendu. Nous n’y avons pas touché. Tout le monde attendait le grand détective. »
Globus fit signe de la tête en direction de Krebs, qui écarta la couverture.
Un torse d’homme, proprement coupé à chaque bout, à hauteur des rails. Le ventre tourné vers le sol, incliné sur la voie. Une main avait été arrachée, la tête était en bouillie. Les jambes avaient également été broyées ; les lambeaux ensanglantés de vêtements rendaient impossible de distinguer le point précis de l’amputation. Une forte odeur d’alcool flottait sur le tout. « Vous devez également examiner ceci. » Globus tenait le sac de plastique dans la lumière. Il l’ouvrit pour le coller sous le nez de March.
« La Gestapo ne voudrait pas qu’on l’accuse de dissimuler des indices. »
Les moignons des pieds, l’un encore chaussé ; une main prolongée par un os déchiqueté et le bracelet en or d’une montre. March n’avait pas sourcillé ; Globus paraissait déçu.
« Ach, bien. (Il laissa tomber le sac.) C’est pire quand ils puent, quand les rats sont passés par là. Vérifiez ses poches, Krebs. »
Dans son manteau de cuir flottant au vent, Krebs s’accroupit. Un charognard près d’un cadavre. Il passa une main sous la dépouille, tâtonna pour trouver l’intérieur de la veste. Par-dessus son épaule, il expliqua :
« Nous avons été informés il y a deux heures par la Reichsbahn Polizei : un homme correspondant au signalement de Luther avait été aperçu dans cette zone. Mais le temps d’arriver…
— … il était victime d’un fatal accident, compléta March avec un sourire glacé. Comme c’est étrange !
— Voici, Herr Obergruppenführer. »
Krebs avait récupéré un passeport et un portefeuille. Il se redressa et les tendit à Globus.
« C’est son passeport, pas de doute, dit Globus en le feuilletant. Et plusieurs milliers de Reichsmark en liquide. Assez pour s’offrir des draps de soie à l’hôtel Adlon, mais évidemment ce salopard n’osait plus se montrer en compagnie civilisée. Il pouvait juste venir roupiller ici, sans un toit, sans rien. »
Cette pensée semblait le ravir. Il montra le passeport à March : le visage lourd de Luther émergeait sous son pouce calleux.
« Regardez, Sturmbannführer. Et courez vite dire à Nebe que le rideau est tombé. La Gestapo s’occupe de tout à partir de maintenant. Vous pouvez vider les lieux et prendre des vacances. »
Et profitez-en, disait son regard, tant que vous le pouvez.
« Le Herr Obergruppenführer est trop bon.
— Vous en ferez bientôt l’expérience, March. Je vous le promets. (Il se tourna vers Eisler.) Où traîne cette saloperie d’ambulance ? »
Le médecin légiste se mit au garde-à-vous.
« Elle arrive, Herr Obergruppenführer. D’un instant à l’autre. »
March, qui n’avait plus rien à faire là, se dirigea vers le petit groupe des cheminots du triage, à une dizaine de mètres.
« Qui a découvert le corps ?
— C’est moi, Herr Sturmbannführer. »
L’homme qui s’avançait portait la tunique bleu foncé et la casquette molle des mécaniciens de locomotive. Ses yeux étaient rouges, sa voix râpeuse. March se demanda si c’était à cause du corps ; ou la crainte liée à la présence — inexplicable — d’un général de la SS.
« Cigarette ?
— Euh… oui, monsieur. Merci. »
Le mécano jeta un regard furtif en direction de Globus qui donnait des ordres à Krebs.
March lui offrit du feu.
« Inutile de s’affoler. Prenez votre temps. Ça vous est déjà arrivé ?
— Une seule fois. »
L’homme exhala la fumée et regarda le bout de sa cigarette avec gratitude.
« On a ça tous les trois ou quatre mois. Les clochards dorment sous les wagons pour s’abriter de la pluie, pauvres bougres. Quand la machine démarre, au lieu de rester où ils sont, ils veulent se barrer. (Il se frotta les yeux.) J’ai dû écraser celui-ci en manœuvrant arrière, mais j’ai rien entendu. Rien. Puis j’ai regardé sur la voie, il était là, un tas de chiffons.
— Vous avez beaucoup de clochards ici ? »
March s’efforçait de garder un ton normal, de conversation.
« En permanence une ou deux douzaines. La Reichsbahn Polizei fait la chasse, mais c’est trop grand pour être correctement surveillé. Là, regardez ! En voilà qui se taillent. »
Il désignait un point au-delà des voies. March ne vit d’abord rien, sauf une kyrielle de wagons à bestiaux. Puis, presque invisibles dans l’ombre du train, un mouvement, une forme courant de façon dégingandée, comme une marionnette ; puis une autre ; puis encore. Ils se précipitaient le long des wagons, plongeaient sous les attelages, attendaient, fonçaient à nouveau vers la planque suivante.
Globus leur tournait le dos. Sans prêter attention à March ou aux autres, il s’adressait toujours à Krebs, tapant de son poing droit dans sa paume gauche.
March suivit des yeux la progression des silhouettes de plus en plus minuscules. Les rails vibrèrent soudain ; il y eut un brusque déplacement d’air et la vue fut barrée par le train-couchettes de Rovno qui prenait de la vitesse en quittant Berlin-Gotenland. L’écran des voitures à plates-formes, des wagons-lits et restaurant mit plusieurs secondes à passer. La petite colonie de clochards avait disparu dans l’obscurité orangée.
Samedi 18 avril
La plupart d’entre vous savent ce que c’est de voir cent cadavres entassés, ou cinq cents, ou mille. D’avoir tenu le coup et en même temps — sauf quelques exceptions dues à la faiblesse humaine — d’être restés tels que nous étions, voilà ce qui nous a endurcis. Ceci est une page de gloire dans notre histoire, qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais.
1
Un rai de lumière filtrait sous sa porte. Dans l’appartement, la radio jouait. Musique de charme, violons langoureux, voix de velours… Plutôt de circonstance à cette heure tardive. Elle recevait, ou quoi ? Un réflexe américain, face au danger ? Il hésita sur le palier étroit, consulta sa montre. Presque deux heures du matin. Il frappa doucement ; après un moment, quelqu’un baissa le son. Puis la voix de Charlie :
« Qui est-ce ?
— Police. »
Une seconde ou deux, un bruit de verrou et de serrure, et la porte s’ouvrit.
« Très drôle. »
Son sourire avait quelque chose de forcé, de bricolé à son intention. Dans ses yeux foncés se lisaient l’épuisement et aussi — mais était-ce vraiment cela ? — la peur. Il se pencha pour l’embrasser, ses mains légèrement posées sur ses hanches. Il sentit la brusque démangeaison du désir. Mon Dieu, elle me rend mes seize ans…
Quelque part derrière elle, un pas. Il leva les yeux. Un homme s’encadrait dans la porte de la salle de bains. Quelques années de moins que March, richelieus bruns, veston sport, nœud papillon et chandail blanc passé sans complexe sur une chemise à col boutonné. Charlie s’était figée sous l’étreinte de March ; elle se libéra délicatement.