« Tu te souviens de Henry Nightingale ? »
Il se redressa, mal à l’aise.
« Bien sûr. Le café, Potsdamer Strasse. »
Aucun ne fit un geste en direction de l’autre. Le visage de l’Américain était un masque.
March, sans quitter Nightingale des yeux, demanda doucement :
« Qu’est-ce qui se passe ici, Charlie ? »
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour murmurer à son oreille.
« Ne dis rien. Pas ici. Il y a quelque chose de nouveau. (Puis à voix haute :) N’est-ce pas intéressant, nous trois ? »
Elle prit March par le bras et le guida vers la salle de bains.
« Je crois qu’on sera mieux dans mon parloir. »
Dans la salle de bains, Nightingale prit un air de propriétaire. Il tourna les robinets d’eau froide du lavabo et de la baignoire, augmenta le volume de la radio. Le programme avait changé. Les murs de contreplaqué vibraient aux accents d’un « jazz allemand » — syncope diluée, dans la ligne officielle, soigneusement expurgée de toute trace d’« influences négroïdes ». Quand tout fut organisé à son goût, Nightingale se percha sur le rebord de la baignoire. March alla s’asseoir à côté de lui. Charlotte s’accroupit sur le sol.
Elle rompit le silence.
« J’ai parlé à M. Nightingale de mon visiteur de l’autre matin. Celui contre qui vous avez dû vous battre. Il pense que la Gestapo a pu planquer un micro. »
Nightingale eut un sourire aimable.
« Je crains que ce ne soit une procédure assez courante dans votre pays, Herr Sturmbannführer. »
Votre pays…
« J’en suis même sûr. Excellente précaution. »
Il n’est peut-être pas plus jeune que moi, pensait March. L’Américain avait des cheveux blonds fournis, des cils blonds, un bronzage de skieur. Des dents ridiculement régulières, deux traits d’émail, éclatants de blancheur. Pas beaucoup de plats uniques dans cet air de jeunesse ; pas de soupe de patates un peu trop liquide dans ce joli teint, pas de saucisses à la sciure. Cette allure d’adolescent couvrait tous les âges possibles, de vingt-cinq à cinquante ans.
Pendant un moment, tout le monde se tut. Euro-Inter meublait le silence. Charlie se décida à nouveau :
« Je sais : tu m’as dit de ne parler à personne. Mais c’était obligé. Maintenant tu dois faire confiance à Henry comme Henry doit te faire confiance. Crois-moi, il n’y a pas d’autre moyen.
— Et naturellement, nous deux, nous devons te faire confiance.
— Je t’en prie…
— D’accord. »
Il leva les mains en signe de reddition.
Près d’elle, en équilibre sur le couvercle de la cuvette, le dernier modèle des magnétophones portables américains. D’une des prises sortait un câble se terminant — en place d’un micro — par une petite ventouse.
« Écoute, dit-elle. Tu comprendras. » Elle enfonça une touche. Les bobines se mirent à tourner.
« Fräulein Maguire ?
— Oui ?
— La même procédure qu’auparavant, Fräulein. S’il vous plaît. »
Il y eut un déclic, suivi d’un bourdonnement. Elle pressa une autre commande pour stopper la bande.
« C’était le premier appel. Tu as dit qu’il téléphonerait. J’attendais. (Elle triomphait.) C’est Martin Luther. »
Ça devenait vraiment tordu. L’affaire la plus démente qu’il ait connue. L’impression d’avancer à tâtons dans la maison hantée de la foire du Tiergarten… Un pied à peine posé sur quelque chose de solide et le sol s’effondrait. Le premier coin tourné et un diable vous sautait à la figure ; on reculait d’un pas et on se rendait compte qu’il s’agissait de sa propre image, dans un miroir déformant.
Luther.
March demanda :
« Quelle heure était-il ?
— Vingt-trois heures quarante-cinq. »
Quarante minutes après la découverte du corps sur les rails. Il pensa à l’expression d’intense jubilation sur le visage de Globus et il sourit.
« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Nightingale.
— Rien. Je vous expliquerai. Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Comme la première fois. Je suis allée à la cabine : cinq minutes plus tard, il appelait. »
Il porta la main à son front.
« Ne me dis pas que tu as trimballé cette machine de l’autre côté de la rue ?
— Nom de Dieu, merde ! J’avais besoin d’une preuve. (Ses yeux étincelaient de colère.) Je savais ce que je faisais. Regarde. »
Elle se mit debout pour une démonstration.
« Le magnéto pend de cette manière à l’épaule. Tout le truc tient sous mon imper. Le fil passe dans ma manche. Je colle la ventouse au combiné, comme ceci. Facile. C’était la nuit. Personne ne pouvait voir. »
Nightingale, en bon diplomate, interrompit doucement :
« La question n’est pas de savoir comment tu as enregistré, Charlie, ni de se demander si tu aurais dû ou pas. (Il se tourna vers March.) Puis-je suggérer tout simplement qu’elle nous fasse entendre cette bande ? »
Charlie enfonça la commande. On entendit un bruit de manipulation fortement amplifié — elle collait le micro au combiné —, puis :
« Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je suis un ami de Stuckart. »
La voix d’un homme âgé, mais ferme, sans faiblesse. Avec la note sarcastique et chantante des Berlinois de souche. Il parlait exactement comme March se l’était imaginé. Puis Charlie, dans son allemand parfait :
« Dites-moi ce que vous voulez.
— Stuckart est mort.
— Je sais. C’est moi qui ai découvert le corps. »
Un long silence. Sur la bande, en bruit de fond, des annonces de gare par haut-parleurs. Luther avait dû profiter de l’agitation causée par la découverte du corps pour téléphoner d’un quai de Gotenland.
Charlie murmura :
« Il est devenu si silencieux… J’ai cru que je lui avais fichu la trouille. »
March secoua la tête.
« Tu es son seul espoir. Je te l’ai dit. »
La conversation reprit sur la bande enregistrée.
« Vous savez qui je suis ?
— Oui.
— (D’une voix lasse) Vous me dites : Que voulez-vous ? D’après vous ? L’asile dans votre pays.
— Dites-moi où vous êtes.
— Je peux payer.
— Ce n’est pas ça qui…
— J’ai des informations. Certains faits…
— Dites-moi où vous êtes. Je viendrai vous chercher. Nous irons à l’ambassade…
— Trop tôt. Pas encore.
— Quand ?
— Demain matin. Écoutez-moi. Neuf heures. Le Grand Dôme. Les marches centrales. C’est compris ?
— Parfait.
— Amenez quelqu’un de l’ambassade. Mais vous devez également être là.
— Je vous reconnais comment ? »