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Un rire. «  Non. C’est moi qui vous reconnaîtrai. Je me montrerai quand, j’aurai vérifié que la voie est libre. (Silence.) Stuckart disait que vous étiez jeune et jolie. (Silence.) Du Stuckart tout craché. (Silence.) Portez quelque chose de repérable.

— J’ai un imper. Bleu vif.

— Jeune et jolie en bleu. C’est bien. À demain, Fräulein. »

Clic.

Ronronnement.

Le bruit du magnétophone qu’on coupait.

« Repassez-la », dit March.

Elle rembobina la bande magnétique, l’arrêta, poussa sur PLAY. March regarda ailleurs, observant l’eau couleur de rouille qui disparaissait par le trou d’écoulement ; la voix de Luther se confondait avec le son grêle d’une clarinette solo. « Jeune et jolie en bleu… » Lorsqu’ils eurent écouté une deuxième fois, Charlie se pencha et coupa l’appareil.

« Dès qu’il a raccroché je suis remontée ici pour ranger la bande. Puis je suis retournée à la cabine et j’ai essayé de te joindre. Personne. Alors j’ai appelé Henry. Quoi d’autre ? Tu as entendu : il veut quelqu’un de l’ambassade.

— Elle m’a sorti du lit, » compléta Nightingale.

Il bâilla, s’étira, dévoilant un bout de jambe pâle et glabre.

« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il n’a pas simplement laissé Charlie passer le prendre pour le déposer dès ce soir à l’ambassade.

— Vous avez entendu, dit March. Ce soir, c’est trop tôt. Il n’ose pas se montrer. Il doit attendre jusqu’au matin : à ce moment, l’avis de recherche de la Gestapo sera sans doute annulé. »

Charlie se renfrogna.

« Je n’y suis plus…

— La raison pour laquelle tu n’as pas pu m’atteindre, il y a deux heures, c’est que j’étais à la gare de triage de Gotenland, où la Gestapo ne se tenait plus de joie d’avoir enfin mis la main sur le corps de Luther.

— Ce n’est pas possible.

— Non ? En effet. »

March se pinça la racine du nez et secoua la tête. Pas facile de garder l’esprit clair.

« D’après moi, Luther se cache dans l’aire de triage depuis quatre jours — en fait depuis qu’il est rentré de Suisse — ; il s’est creusé les méninges pour trouver un moyen de nouer le contact.

— Comment a-t-il pu survivre ? »

March haussa les épaules.

« Il a de l’argent. Il a pu rencontrer un clochard fiable à ses yeux, le payer pour qu’il lui amène à boire et à manger, des vêtements chauds… jusqu’à ce qu’il ait fignolé son plan. »

Nightingale intervint :

« Et c’est quoi, ce plan, Sturmbannführer ?

— Quelqu’un devait prendre sa place. Pour convaincre la Gestapo de sa mort. »

Ne parlait-il pas trop fort ? La parano des Américains devenait contagieuse. Il se pencha et reprit plus bas :

« Hier, quand il a commencé à faire noir, il a sans doute assassiné quelqu’un. Un homme d’à peu près son âge et de sa stature. Il l’a soûlé, l’a assommé — ne me demandez pas comment —, l’a habillé de ses vêtements, lui a laissé son portefeuille, son passeport, sa montre. Et il l’a collé sous un train de marchandises, les mains et la tête sur les rails. Il a attendu pour s’assurer du travail. Sur ce, il lui reste à gagner du temps. Il se dit qu’à neuf heures, ce matin, les flics de Berlin auront d’autres chats à fouetter. Une supposition tout à fait raisonnable.

— Seigneur ! (Le regard de Nightingale allait de March à Charlie.) Et c’est ce genre de type que je suis prié de ramener à l’ambassade ?

— Oh, c’est infiniment plus juteux, monsieur Nightingale. »

De sa poche intérieure, March sortit les documents de la Reichsarchiv.

« Le 20 janvier 1942, Martin Luther était l’un des quatorze responsables convoqués à une conférence spéciale au QG d’Interpol à Wannsee. Depuis la fin de la guerre, six de ces hommes ont été assassinés, quatre se sont suicidés, un a perdu la vie dans un accident, deux sont apparemment décédés de mort naturelle. Aujourd’hui, seul Luther est encore en vie. Un vrai délire statistique, non ? (Il tendit les documents à Nightingale.) Comme vous pouvez le constater, la conférence était convoquée par Reinhard Heydrich pour discuter de la solution finale de la question juive en Europe. Mon opinion est que Luther vous prépare une offre : une nouvelle vie en Amérique en échange d’une preuve documentée de ce qui est arrivé aux Juifs. »

L’eau coulait. La musique s’arrêta. La voix soyeuse du présentateur enchaîna :

« Et à présent, pour les amoureux de la nuit, où que vous soyez, Peter Kreuder et son orchestre dans une version de I’m in Heaven… »

Sans regarder March, Charlie tendit la main. Il la prit. Elle entremêla ses doigts aux siens et serra, fort. Parfait, se dit March. Il fallait qu’elle ait peur. Elle serrait toujours plus. Leurs mains étaient soudées, comme celles de parachutistes en chute libre. Nightingale était penché sur les documents et murmurait sans arrêt : « Seigneur, Seigneur… »

« Il y a un problème, dit Nightingale. Je serai franc avec vous. Charlie, j’insiste, ceci est strictement entre nous. (Il parlait si bas qu’ils devaient tendre l’oreille.) Il y a trois jours, le président des États-Unis — peu importent ses raisons — annonce son intention de visiter ce pays de merde. Vingt ans de politique étrangère US se retrouvent cul par-dessus tête. Et là-dessus, ce bonhomme, Luther — en théorie, et si ce que vous racontez est vrai —, viendrait tout chambouler, en l’espace de soixante-douze heures.

— Au moins la politique US terminerait la semaine à nouveau sur ses pattes, dit Charlie.

— Le mot est un peu facile. »

Cette dernière remarque en anglais. March le regarda.

« Que dites-vous, monsieur Nightingale ?

— Je dis, Sturmbannführer, que je vais devoir en parler à l’ambassadeur et que mon supérieur se verra obligé d’en référer à Washington. Et mon intuition est que tout ce joli monde voudra quelque chose d’un peu plus consistant que ceci… (Il déposa les photocopies sur le sol) … avant d’ouvrir les portes de l’ambassade à un individu dont vous dites vous-même qu’il a probablement commis un crime de droit commun.

— Mais Luther vous fournira des preuves.

— C’est vous qui le dites. Je ne pense pas que Washington soit disposé à remettre en question ses succès en matière de détente sur la simple foi de vos… spéculations. »

Charlie à son tour s’était levée.

« C’est insensé. Si Luther ne va pas tout droit à l’ambassade, il se fera arrêter et liquider.

— Sorry, Charlie. Je ne peux pas. (Il voulut la raisonner.) Allons ! Je ne peux pas recueillir chaque vieux nazi qui se met dans la tête de faire défection. Pas sans feu vert. Spécialement dans la conjoncture qui se dessine.

— Je n’en crois pas mes oreilles ! »

Sa main pressait ses lèvres ; elle secouait la tête en fixant le sol.

« Essaie de réfléchir une minute. (Il suppliait presque.) Ce Luther demande l’asile. Les Allemands nous le réclament : il vient de tuer un homme. Nous répondons : non, car il va tout nous dire sur ce que — bande de fumiers — vous avez infligé aux Juifs pendant la guerre. Et question sommet, d’après vous, qu’est-ce qui se passe ? Non, Charlie, regarde-moi ! Réfléchis. Kennedy prend dix points dans les sondages dans la nuit de mercredi. Comment va-t-elle réagir, la Maison-Blanche, si tu lui balances ça ? »