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Il reposa le livre.

« Encore un sujet pour toi.

— Et un fameux. Il n’existe que neuf Léonard absolument authentifiés au monde. (Elle sourit.) Si j’arrive à sortir d’ici pour l’écrire.

— Ne t’en fais pas. On te fera sortir. »

Il s’allongea à nouveau et ferma les yeux. Il l’entendit ranger le livre. Elle le rejoignit sur le lit, se coula contre lui.

« Et toi ? souffla-t-elle. Tu sortiras ?

— On ne peut rien dire. Pas ici.

— Pardon, j’oubliais. » La pointe de sa langue vint agacer son oreille.

Une secousse, presque électrique.

Elle mit doucement sa main sur sa jambe. Ses doigts remontèrent le long de sa cuisse, vers l’intérieur. Il voulut murmurer quelque chose, mais comme à Zurich, elle posa un doigt sur sa bouche.

« Le but du jeu c’est : ne pas faire un bruit. »

Plus tard, incapable de trouver le sommeil, il tendit l’oreille au soupir de sa respiration, aux mots qu’elle chuchotait parfois, indistincts et lointains. Dans son rêve, elle se tourna vers lui en grommelant. Son bras, replié sur l’oreiller, couvrait son visage. Elle semblait en découdre dans un combat connu d’elle seule. Il caressa ses cheveux emmêlés, attendant que le démon, quel qu’il fût, ait lâché prise. Puis il se glissa hors des draps.

Le carrelage de la cuisine était froid sous ses pieds. Il ouvrit quelques placards. Des ustensiles poussiéreux et quelques provisions à moitié entamées. Le réfrigérateur était une antiquité ; il aurait pu être emprunté à un quelconque laboratoire de biologie, avec son contenu de moisissures exotiques, son duvet bleu et tacheté. Préparer un repas, manifestement, n’était pas une priorité de la maison. Il fit chauffer une bouilloire, rinça un bol et y versa trois cuillerées de café soluble.

Il erra dans l’appartement en sirotant la boisson amère. Dans le living, il se posta près de la fenêtre et écarta le rideau de quelques millimètres. La Bülowstrasse était déserte. Il distinguait la cabine téléphonique, faiblement éclairée, et la masse sombre de l’entrée de la station à l’arrière-plan. Il lâcha le rideau.

L’Amérique. L’idée ne lui était jamais venue. Quand il y pensait, son cerveau se raccrochait immédiatement aux images que le Dr Goebbels y avait soigneusement instillées. Des Juifs et des Nègres. Des ploutocrates en chapeau claque et de hautes cheminées d’usines. Des mendiants dans les rues. Des bars à strip-tease. Des gangsters se canardant au volant d’immenses limousines. Des immeubles délabrés et les orchestres de jazz moderne, leur vacarme strident dans les ghettos, mêlé aux sirènes de police. Le sourire plein de dents de Kennedy. L’éclat sombre des yeux de Charlie et la blancheur de sa peau. L’Amérique.

Il alla dans la salle de bains. Les murs étaient maculés d’auréoles d’humidité et d’éclaboussures de savon. Des flacons partout, et des tubes, et des pots. De mystérieux objets de verre et de plastique. Longtemps qu’il n’avait plus vu une salle de bains de femme. Il se sentait maladroit, intrus — l’émissaire lourdaud d’une espèce différente. Il effleura l’une et l’autre chose, renifla, fit jaillir d’un tube une noisette de crème blanche qu’il frotta entre l’index et le pouce. Le parfum se mélangea aux autres sur sa main.

Il s’enveloppa dans une grande serviette et s’assit par terre pour réfléchir. Trois ou quatre fois avant l’aube, il entendit Charlie crier dans son sommeil — de vrais cris d’effroi. Souvenir ou prémonition ? Il aurait aimé savoir.

2

Un peu avant sept heures, il descendit dans la rue. Sa Volkswagen était garée cent mètres plus haut, à gauche sur la Bülowstrasse, devant une boucherie. Le patron accrochait des carcasses rebondies dans sa vitrine. Un plat débordant de saucisses rouge sang lui faisait vaguement penser à quelque chose.

Les doigts de Globus, bien sûr ! Ses épaisses pattes boudinées.

Il se pencha sur la banquette arrière pour récupérer la valise. En se redressant, il jeta un rapide coup d’œil dans toutes les directions. Rien de particulier en vue ; les signes ordinaires d’un samedi au petit matin. La plupart des magasins ouvriraient comme de coutume, mais seulement jusqu’à midi en l’honneur de la fête.

De retour dans l’appartement, il refit du café, posa une tasse sur la table de nuit et alla se raser. Charlie le rejoignit quelques minutes plus tard ; elle enroula ses bras autour de lui, pressa sa poitrine contre son dos. Sans se retourner, il embrassa sa main et écrivit dans la buée sur le miroir : VALISE, SANS RETOUR. En effaçant le message, il la distingua clairement — la première fois ce matin : ses cheveux en bataille, ses yeux à demi clos, ses traits encore adoucis par le sommeil. Elle fit un signe de tête et repartit avec nonchalance vers la chambre.

Il mit les mêmes vêtements qu’à Zurich, civils ; à une différence près : le Luger, qu’il glissa dans la poche droite de son trench-coat. L’imperméable, un vieux surplus de la Wehrmacht acheté pas cher quelques années plus tôt, était suffisamment ample pour dissimuler l’arme. Il pouvait même agripper le pistolet et le braquer furtivement sans le sortir de la poche, style gangster : « O.K., mec, avance. » Il sourit. L’Amérique, encore.

L’hypothèse d’un micro caché jetait une ombre sur leurs préparatifs. Ils se déplaçaient calmement, sans un mot. À huit heures dix, elle était prête. March récupéra la radio dans la salle de bain pour la brancher dans le living. Il poussa le volume. « À en juger par les peintures envoyées pour l’exposition, il est clair que l’œil de certains leur fait découvrir les choses autrement qu’elles ne sont — qu’il se trouve vraiment des gens pour voir, par principe, des prairies bleues, des ciels verts, des nuages jaune soufre… » Le programme classique pendant les fêtes : la retransmission des discours les plus fameux du führer. Celui-ci, on y avait droit chaque année — la charge contre les modernes lors de l’inauguration de la Maison de l’Art allemand en 1937.

Ignorant les protestations silencieuses de Charlie, il prit sa valise en même temps que la sienne. Elle enfila son imper bleu ; un sac de cuir pendu sur une épaule, le Leica sur l’autre. Dans le hall elle se retourna, jeta un dernier regard derrière elle.

« Ou bien ces "artistes" voient vraiment les choses de cette façon et croient à la réalité de ce qu’ils peignent — nous devons alors nous demander d’où leur vient ce défaut de la vue, et s’il est héréditaire, le ministre de l’Intérieur devra veiller à ce qu’une tare aussi horrible ne puisse se perpétuer. Ou bien ils ne croient pas à la véracité de telles impressions, mais cherchent pour d’autres motifs à les imposer à la nation, et alors cette question relève d’une cour criminelle. »

Ils fermèrent la porte sur une tempête de rires et d’applaudissements.

Dans les escaliers, Charlie murmura :

« Ce cirque va durer combien de temps ?

— Tout le week-end.

— Ça va plaire aux voisins.

— Oui, mais qui osera se plaindre et demander de baisser le son ? »