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La concierge se tenait au pied de l’escalier, raide comme une sentinelle, une bouteille de lait à la main, le Völkischer Beobachter du jour sous le bras. Elle s’adressa à Charlotte, mais sans cesser de dévisager March.

« Bonjour, Fräulein.

— Bonjour, Frau Schustermann. Mon cousin d’Aix : nous allons photographier des scènes de célébration et d’allégresse spontanées dans les rues. (Elle tapota son appareil.) Allons, Harald, on va rater le début. »

La vieille ne quittait pas March des yeux. Il se demanda si elle le reconnaissait. Il en doutait. Elle ne devait se souvenir que de l’uniforme. Elle grommela en se dandinant jusqu’à sa loge.

« Tu mens de façon très convaincante, dit March quand ils furent dans la rue.

— Première règle en journalisme. »

Ils gagnèrent rapidement la Volkswagen.

« Une chance que tu n’étais pas en uniforme. Pour le coup qu’elle se serait posé des questions.

— On n’aurait jamais eu Luther dans une bagnole conduite par un type en uniforme de SS-Sturmbannführer. Dis-moi : ai-je l’air d’un chauffeur d’ambassade ?

— Alors un très distingué. »

Il rangea les valises dans le coffre. Lorsqu’il fut au volant, avant de mettre le contact, il la prévint :

« Tu ne pourras jamais revenir, c’est clair ? Que ça marche ou pas. Aider un transfuge… ils penseront que tu es une espionne. Il ne sera plus question d’expulsion. Ce sera infiniment plus sérieux. »

Elle eut un geste d’insouciance.

« Je ne me suis jamais vraiment attachée à cet endroit, de toute façon. »

Il démarra, braqua, et ils s’engagèrent dans la circulation matinale.

March conduisait prudemment, vérifiait toutes les trente secondes si personne ne les suivait. Ils atteignirent l’Adolf-Hitler-Platz à neuf heures moins vingt. March fit un tour de la place. Chancellerie du Reich, Grand Dôme, Haut Commandement de la Wehrmacht — tout avait l’air qui convenait, la maçonnerie briquée, les gardes faisant les cent pas ; tout était aussi follement grandiloquent que d’habitude.

Une douzaine de cars touristiques dégorgeaient déjà leurs passagers. Des enfants en rang par deux partaient à l’assaut des marches immaculées du Grand Dôme, en direction des piliers de granit rouge, comme une colonie de fourmis. Au centre de la place, au pied des fontaines géantes, des amoncellements de barrières attendaient, prêtes à être mises en place lundi matin, quand le Führer irait de la Chancellerie au Dôme pour la cérémonie d’action de grâce. Il regagnerait ensuite sa résidence et apparaîtrait au balcon. La télévision avait érigé une tour dans l’axe. Une armada de véhicules techniques s’agglutinait au pied de l’échafaudage.

March se gara dans un emplacement à proximité des cars de touristes. De là, il pouvait voir sans problème, au-delà des bandes de circulation, jusque dans la grande salle du Dôme.

« Monte les marches, va à l’intérieur, achète un guide, aie l’air aussi naturel que possible. Quand Nightingale se pointe, tu tombes sur lui par hasard, vous êtes de vieilles connaissances, comme c’est formidable ! — vous vous arrêtez et vous bavardez un moment.

— Et toi ?

— Dès que je vois que vous avez établi le contact avec Luther, je traverse avec la voiture et je vous embarque. Les portières arrière sont déverrouillées. Restez sur les dernières marches, près de la chaussée. Surtout ne te laisse pas emberlificoter dans des considérations quelconques. On doit filer d’ici rapidement. »

Elle s’éloigna avant qu’il ait pu lui souhaiter bonne chance.

Luther avait magistralement choisi le terrain. Des positions stratégiques dans tous les coins, partout autour de la place. Le vieux pouvait à loisir surveiller les marches sans se montrer. Personne ne ferait attention à trois quidams se rencontrant. Et au moindre accroc, la cohue des visiteurs offrait la couverture idéale pour décrocher.

March alluma une cigarette. Encore douze minutes. Charlie grimpait l’interminable volée de marches. Il la vit marquer un temps d’arrêt sur la dernière marche, pour reprendre son souffle avant de disparaître à l’intérieur.

Partout on s’activait. Les taxis blancs et les longues Mercedes vertes du Haut Commandement de la Wehrmacht faisaient le tour de la place. Les techniciens de la télévision vérifiaient les angles de leurs caméras et se criaient des instructions. Les marchands arrangeaient leurs éventaires — café, saucisses, cartes postales, journaux, crèmes glacées. Une volée de pigeons en formation serrée ondoya au-dessus des têtes puis battit des ailes en se posant près d’une des fontaines. Deux gamins en uniforme de Pimpfe coururent vers eux en agitant les bras, March pensa à Pili — un coup de poignard — et ferma les yeux, enfouissant sa culpabilité dans le noir.

À neuf heures moins cinq exactement, elle surgit de l’ombre du grand hall et commença à descendre les marches. Un homme en imperméable beige s’avançait vers elle. Nightingale.

Pas trop explicite, crétin

Elle s’immobilisa, leva les bras — l’expression parfaite de la surprise. Ils commencèrent à bavarder.

Neuf heures moins deux.

Luther viendrait-il ? Et si oui, de quelle direction ? De la Chancellerie à l’est ? Du Haut Commandement à l’ouest ? Du nord, directement, du centre de la place ?

Soudain, à la vitre de son côté, une main gantée. Et au bout, la silhouette imposante d’un agent de l’Orpo en tenue de cuir.

March baissa la vitre.

« On ne se gare pas aujourd’hui.

— Compris. Deux minutes et je suis parti.

— Non, pas deux minutes. Maintenant. »

Un vrai gorille échappé du Zoo de Berlin.

March s’efforçait de ne pas perdre de vue les marches, tout en parlant au policier et en sortant sa carte Kripo de sa poche intérieure.

« Vous foutez une merde pas croyable, mon vieux. Vous êtes en plein dans une opération de surveillance de la Sipo. Et, je vous signale, vous passez à peu près aussi inaperçu dans le tableau qu’une grosse biroute dans un couvent de nonnettes. »

Le flic s’empara de la carte et se la colla sous les yeux.

« Personne m’a parlé d’une opération, Sturmbannführer. Quelle opération ? Qui on surveille ?

— Les communistes. Les francs-maçons. Les étudiants. Les Slaves.

— On m’a rien dit. Je dois vérifier. »

March serra le volant pour empêcher ses mains de trembler.

« On observe un silence radio. Vous l’interrompez et Heydrich personnellement se fera des boutons de manchettes avec vos couilles. Garanti. Maintenant : ma carte ! »

Le doute assombrit le visage du policier. Une fraction de seconde, il parut sur le point d’extraire March de la voiture, mais il lui tendit lentement la carte.

« Je ne sais pas…

— Merci pour votre collaboration, Unterwachtmeister. »

March remonta la vitre, coupant court à la discussion.

Neuf heures moins une. Charlie et Nightingale parlaient toujours. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Le flic s’était éloigné de quelques pas, s’arrêtait, regardait la voiture pensivement. Il parut se décider, se dirigea vers sa moto, brancha sa radio.

March jura. Il avait deux minutes. Maximum.

De Luther : aucun signe.

C’est alors qu’il l’aperçut.

L’homme — lunettes à monture épaisse, manteau râpé — sortait du Grand Dôme. Il s’était immobilisé, jetant de rapides coups d’œil autour de lui, sa main appuyée à l’un des piliers de granit rouge comme s’il avait peur de le lâcher. Puis, en hésitant, il se mit à descendre les marches.