March mit le moteur en route.
Charlie et Nightingale, qui tournaient le dos, n’avaient toujours pas aperçu Luther.
Allez. Allez. De l’autre côté, bon sang.
À ce moment précis, Charlie tourna la tête. Elle vit le vieil homme, le reconnut. Luther leva le bras, le geste d’un nageur épuisé cherchant à atteindre la berge.
Quelque chose ne va pas, pensa soudain March. Quelque chose foire. Quelque chose à quoi je n’ai pas pensé…
Luther n’avait plus que cinq mètres à faire quand sa tête disparut. Elle se volatilisa dans une pulvérulence rouge ; son corps trébucha en avant, roula sur les marches. Charlie leva la main pour abriter son visage des éclaboussures de sang et de cervelle.
Un temps. Un temps et demi. Puis la déflagration d’un fusil à haute vitesse déchira l’air à travers la place, soulevant les pigeons, les éparpillant comme des gravats.
Des gens se mirent à hurler.
March enclencha la première, actionna son clignotant et coupa sauvagement la circulation, ignorant les coups de klaxon furieux, passant sur une bande, puis sur l’autre. Il conduisait comme s’il se croyait invulnérable, comme si la foi et la volonté suffiraient à lui épargner une collision. Un petit attroupement s’était formé autour du corps ; du sang et de la chair maculaient les marches. Il entendait les coups de sifflet de la police. Des silhouettes en uniforme noir convergeaient de partout — Globus et Krebs étaient du nombre.
Nightingale tenait Charlie par le bras et l’éloignait de la scène, vers la chaussée où March freinait net. Le diplomate ouvrit la portière, poussa la jeune femme sur la banquette arrière, s’y précipita à son tour. La portière claqua. La Volkswagen accélérait déjà.
Quelqu’un a parlé. On a été donnés.
Quatorze invités ; maintenant quatorze morts.
Il revoyait la main tendue de Luther, le flot de sang jaillissant de son cou, son tronc éclaté basculant en avant. Globus et Krebs qui se précipitaient. Les secrets perdus dans cet éparpillement de chairs ; le salut envolé…
Donnés.
Il roula jusqu’au parking souterrain au bas de Rosenstrasse, près de la Bourse, là où s’élevait jadis la synagogue. Un de ses lieux de prédilection pour rencontrer ses informateurs. Difficile de trouver un endroit plus perdu. Il prit le ticket du distributeur et engagea la voiture le long de la rampe. Les pneus crissèrent sur le raidillon de béton ; les phares révélaient fugacement sur les murs et au sol des plaques d’huile et de suie, comme des peintures rupestres.
Le niveau — 2 était vide ; le samedi, le quartier financier de Berlin était un vaste désert. March se gara dans la travée centrale. Le moteur se tut. Un silence absolu.
Personne ne disait rien. Charlie frottait fébrilement son imper avec un mouchoir de papier. Nightingale s’était renversé sur le siège, les yeux fermés. March frappa violemment le haut de son volant.
« À qui avez-vous parlé ? »
Nightingale ouvrit les yeux.
« À personne.
— L’ambassadeur ? Washington ? Le chef de station ?
— Je viens de vous le dire : personne. »
On sentait la colère dans sa voix.
« Tout ça n’a pas de sens, soupira Charlie.
— C’est insultant et absurde. Bon Dieu, tous les deux vous…
— Considérons les hypothèses. (March compta sur ses doigts :) Luther s’est dénoncé lui-même — ridicule. La cabine, Bülowstrasse, est sur écoute — impossible ; même la Gestapo n’a pas les moyens de se brancher sur tous les téléphones publics de Berlin. Bien. Quelqu’un aurait entendu nos paroles hier soir ? Difficile à imaginer, on s’entendait à peine nous-mêmes !
— Pourquoi nécessairement une vaste conspiration ? Luther pouvait être suivi.
— Alors pourquoi on ne l’a pas embarqué ? Pourquoi s’est-il fait flinguer en public, lors du contact ?
— Il me regardait dans les yeux… »
Charlie se couvrit le visage.
« Ce n’est pas obligatoirement moi, dit Nightingale. La fuite peut venir de l’un de vous.
— Comment ? Nous sommes restés ensemble toute la nuit.
— Je m’en doute. (Il s’énervait, cherchant l’ouverture de la portière.) Je n’ai pas à subir ce genre de merde, pas de quelqu’un comme vous. Charlie… tu devrais m’accompagner à l’ambassade. Tout de suite. On te mettrait dans le vol de ce soir et prions Dieu pour que personne ne fasse le lien entre nous et tout ceci. (Il attendait.) Viens. »
Elle secoua la tête.
« Si ce n’est pas pour toi, pense à ton père. »
Elle n’en croyait pas ses oreilles.
« Qu’est-ce que mon père vient faire là-dedans ? »
Nightingale sortit de la Volkswagen.
« Je n’aurais jamais dû accepter de participer à cette folie. Tu es cinglée. Et lui… (Il fit un mouvement de tête vers March.) C’est un homme mort. »
Il s’éloigna. Ses pas résonnèrent dans le parking vide — bruyants d’abord, puis rapidement plus étouffés. On entendit claquer sèchement une porte métallique. Il avait disparu.
March regarda Charlie dans le rétroviseur. Elle était recroquevillée sur le siège arrière, toute menue.
Très loin, un nouveau bruit. La barrière à l’entrée venait de se soulever. Une voiture descendait la rampe. March se sentit pris d’angoisse, de claustrophobie. Leur refuge pouvait aussi devenir un piège.
« Ne restons pas ici. (Il actionna le démarreur.) Il faut bouger.
— Dans ce cas, j’ai d’autres photos à prendre.
— C’est vraiment nécessaire ?
— Vous cherchez vos preuves, Sturmbannführer. Je collecte les miennes. »
Il lui lança un autre coup d’œil. Elle avait déposé le mouchoir et le regardait avec une sorte de défi fragile. Il libéra la pédale de frein. Circuler en ville était risqué. C’est vrai. Mais quel autre choix ? Se terrer derrière une porte bouclée à double tour et attendre de se faire prendre ?
Il fit demi-tour et repartit vers la sortie au moment où des phares étincelèrent derrière eux, dans l’obscurité.
3
Ils laissèrent la voiture à proximité de la Havel et marchèrent jusqu’à la rive. March montra l’endroit où le corps de Bühler avait été découvert. Elle déclencha l’obturateur de son appareil, comme Spiedel quelques jours plus tôt, mais il ne restait pas grand-chose à photographier. Quelques empreintes de pas à peine visibles dans la boue. L’herbe écrasée là où ils avaient tiré le cadavre hors de l’eau. Dans un jour ou deux, même ces traces auraient disparu. Charlotte s’éloigna de la berge en ramenant son imper autour d’elle, frissonnant.
Aller jusqu’à la villa de Bühler était trop dangereux ; il s’arrêta devant la voie d’accès, sans couper le moteur. Elle se pencha pour photographier la jetée. La barrière rouge et blanc était baissée. Aucun signe de la sentinelle.
« C’est tout ? fit-elle. Life ne va pas se ruiner pour ça. »
Il réfléchit.
« Il y a peut-être un autre endroit. »
Les numéros cinquante-six et cinquante-huit Am grossen Wannsee se révélèrent être une lourde bâtisse du XIXe siècle, avec façade à colonnes. Elle n’abritait plus le bureau allemand de l’Interpol. Après la guerre, c’était devenu une école de filles. March jeta un coup d’œil à gauche et à droite, vers le haut et le bas de la rue ; les arbres étaient couverts de fleurs roses. Il poussa la porte. Ouverte. D’un signe, il invita Charlie à le suivre.