« Nous sommes Herr et Frau March, dit-il en passant le seuil. Nous avons une fille… »
Charlie approuva.
« Oui, Heidi. Elle a sept ans. Des tresses…
— Elle n’est pas très heureuse dans son école actuelle. Celle-ci nous a été recommandée. Nous voulons jeter un coup d’œil… »
Ils étaient dans la propriété. March referma la porte.
« Naturellement, si nous dérangeons, nous nous excusons…
— Mais, Frau March n’a peut-être pas tout à fait l’âge d’avoir une gamine de sept ans ?
— Elle a été séduite par un inspecteur très engageant à un âge où les jeunes filles sont encore très impressionnables…
— Ça colle. »
L’allée de gravier contournait une plate-bande circulaire. March essaya d’imaginer le décor en janvier 1942. Une légère neige sur le sol, pourquoi pas ? Ou du givre. Les arbres nus. Deux gardes frigorifiés à l’entrée. Les voitures officielles, l’une après l’autre, faisant crisser le gravier gelé. Un adjudant saluant puis s’avançant pour ouvrir les portières. Stuckart, beau et élégant. Bühler, ses notes de juriste soigneusement serrées dans sa serviette. Luther, clignant les yeux derrière ses verres épais. Leur haleine restait-elle suspendue dans l’air à leur passage ? Et Heydrich ? Était-il arrivé le premier, puisqu’il était l’hôte ? Ou bon dernier, pour affirmer son pouvoir ? Le froid arrivait-il à donner des couleurs, même à ses joues pâles ?
La maison était silencieuse et déserte. Tandis que Charlie prenait une photo du porche, March se fraya un chemin dans les arbustes pour lorgner par une fenêtre. Des rangées de tables minuscules ; des chaises de même format retournées et empilées dessus. Deux tableaux noirs pour enseigner aux élèves l’action de grâce spéciale du Parti. Sur l’un :
Avant le repas
Führer, mon Führer, tu es le don du Seigneur
Protège-moi et préserve-moi toute ma vie !
Tu as sauvé l’Allemagne de la plus grande détresse,
Je te remercie aujourd’hui pour mon pain quotidien.
Reste longtemps avec moi, ne m’abandonne pas,
Führer, mon Führer, ma foi et ma lumière !
Heil mein Führer !
Et sur l’autre :
Après le repas
Merci à toi pour ce repas copieux,
Toi, le protecteur des jeunes, l’ami des gens âgés !
Je sais, tu as des soucis ; rassure-toi,
Je suis avec toi le jour et la nuit.
Pose ta tête sur mes genoux,
Sois assuré, mon führer, de ta grandeur.
Heil mein Führer !
Des dessins d’enfants décoraient les murs — des prairies bleues, des ciels verts, des nuages jaune sulfureux. L’art des enfants était dangereusement proche de l’art dégénéré ; une autre perversité à extirper… March, même d’où il était, sentait l’odeur de l’école, ce mélange universel de poussière de craie, de planchers de bois, de vieille cantine. Il s’éloigna.
Quelqu’un dans un jardin voisin avait allumé un feu. Une fumée blanche et piquante, de bois mouillé et de feuilles mortes, flottait sur la pelouse à l’arrière de la maison. Une large volée de marches flanquée de lions de pierre aux babines retroussées descendait jusque-là. Au-delà du gazon, à travers les arbres, on distinguait la surface calme et brillante de la Havel. La propriété était exposée au sud. Schwanenwerder, à moins d’un demi-kilomètre, devait être visible des fenêtres à l’étage. Bühler avait acheté sa villa au début des années cinquante ; cette proximité avait-elle joué ? Était-il le criminel revenant sur les lieux du crime ? Et si oui, quel crime exactement ?
Il se pencha et ramassa une poignée de terre, la renifla, la laissa retomber entre ses doigts. La piste était froide depuis de longues années.
Dans le bas du jardin ils virent deux tonneaux de bois patinés par l’âge, où le jardinier collectait l’eau de pluie. Ils s’assirent dessus, côte à côte, jambes pendantes, perdus dans la contemplation du lac. Ils n’étaient pas pressés de repartir. Personne ne viendrait les chercher ici. L’endroit respirait une indicible mélancolie — le silence, les feuilles mortes voletant sur la pelouse, l’odeur de la fumée. L’inverse du printemps ; tout exprimait l’automne, la fin des choses ;
« Est-ce que je t’ai déjà dit ? Avant mon service en mer, il y avait des Juifs dans ma ville. Après — quand je suis revenu —, ils étaient tous partis. J’ai posé des questions. Les gens disaient qu’on les avait évacués à l’Est — pour y être réinstallés.
— Les gens le croyaient ?
— En public, évidemment. Même en privé, il valait mieux ne pas trop raisonner. Et c’était plus commode. Faire comme si c’était vrai.
— Et toi, tu l’as cru ?
— Ça ne me tracassait pas.
— Qui se tracasse ? dit-elle soudain. Admettons qu’on apprenne les détails. Qui s’en préoccupe ? Ça ferait vraiment une différence ?
— Quelqu’un, en tout cas, a cette impression. Voilà pourquoi ceux qui ont participé à la conférence de Heydrich sont morts. Sauf Heydrich. »
Il considéra la maison. Sa mère, qui croyait dur comme fer aux fantômes, racontait toujours que les briques et le plâtre retenaient l’Histoire, conservaient la mémoire de ce qu’ils avaient vu, absorbaient tout comme des éponges. March en avait vu, depuis, des lieux où le crime avait été commis ; il ne croyait plus à cette fable. Rien de particulièrement malfaisant ne rôdait autour de Am grossen Wannsee 56/58. Ce n’était qu’une grande maison, la demeure d’un homme d’affaires, à présent transformée en école pour filles. Que pouvaient-ils mémoriser maintenant, les murs ? Des béguins d’adolescentes ? Des leçons de géométrie ? La nervosité due aux examens ?
Il chercha l’invitation de Heydrich dans sa poche. « Une conférence interagences gouvernementales suivie d’un déjeuner. » Débutant à midi. Se terminant — quand ? — à trois ou quatre heures de l’après-midi. Le jour devait décliner rapidement quand ils s’étaient séparés. Lumière jaune aux fenêtres ; brume s’élevant du lac. Quatorze hommes. Repus ; certains peut-être un peu gais grâce au vin de la Gestapo. Les voitures pour les ramener au centre de Berlin. Les chauffeurs qui avaient poireauté dehors, les pieds gelés, le nez glacé…
Et puis, cinq mois plus tard, dans la chaleur de l’été, Martin Luther est à Zurich, dans les bureaux d’Hermann Zaugg, le banquier des riches et des anxieux et il ouvre un compte avec quatre clés.
« Je me demande pourquoi il avait les mains vides.
— Quoi ? »
Elle était plongée dans ses propres pensées. Il venait de l’interrompre.
« J’ai toujours imaginé Luther avec un porte-documents, un machin pareil. Pourtant, sur les marches, quand il s’est avancé, il n’avait rien dans les mains.
— Il avait tout fourré dans ses poches.
— Possible. »
La Havel paraissait solide ; un lac de mercure.
« Mais en revenant de Zurich, il devait avoir des bagages. Il avait dormi loin de chez lui. Et il était passé à la banque. »