Le vent agitait les branches des arbres. March contempla les alentours.
« C’était un vieux salaud soupçonneux, après tout. Le style à planquer ce qui est vraiment précieux. Il n’aurait jamais pris le risque de tout lâcher en une fois aux Américains — comment aurait-il pu encore négocier ? »
Un jet traversa le ciel à faible altitude, descendant vers l’aéroport. Le bruit aigu des moteurs diminuait en même temps. Ce bruit-là n’existait pas en 1942…
March se leva d’un bond, aida Charlie à sauter en bas de son tonneau et partit à grands pas vers la maison, à travers la pelouse. Elle le suivait en trébuchant, riant, lui criant de ralentir.
Il s’arrêta le long de la chaussée, à Schlachtensee, et courut jusqu’à la cabine téléphonique. Max Jaeger ne répondait pas, ni au Werderscher Markt ni chez lui. L’interminable tonalité du combiné que personne ne décrochait lui donna envie de sonner, d’appeler quelqu’un.
Il essaya Rudi Halder. Il pourrait s’excuser une nouvelle fois, suggérer d’une manière ou d’une autre que le risque valait le coup. Personne. Il considéra l’appareil. Pili ? Même l’hostilité du gamin serait une forme de contact. Mais dans le pavillon de Lichtenrade, il n’eut pas plus de succès.
Toute la ville avait définitivement raccroché pour lui.
Il était sur le point de quitter la cabine quand — une impulsion — il composa son numéro. À la deuxième sonnerie, un homme répondit.
« Oui ? »
La Gestapo : la voix de Krebs.
« March ? Je sais que c’est vous ! Ne raccrochez pas ! »
Il lâcha le combiné comme s’il venait de le mordre.
Une demi-heure plus tard, il poussait les portes vermoulues de la morgue municipale. Sans son uniforme il se sentait tout nu. Une femme pleurait doucement dans un coin, une auxiliaire féminine de la police assise raide à côté d’elle, gênée par cet étalage d’émotion dans un lieu public. Il produisit sa carte et interrogea le préposé sur Martin Luther. L’homme consulta le tas de fiches écornées devant lui.
« Masculin, la soixantaine, identifié comme Luther, Martin. Amené un peu après minuit. Accident ferroviaire.
— Et la fusillade de ce matin ? Celle sur la place ? »
Le préposé soupira, humecta un index jaune de nicotine et chercha.
« Masculin, la soixantaine, identifié Stark, Alfred. Entré il y a une heure.
— Oui, celui-là. Comment l’a-t-on identifié ?
— Les papiers dans sa poche.
— Bien. »
Il marcha d’un pas décidé vers l’ascenseur, devançant toute objection.
« Je trouverai. »
Manque de bol, quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, il se trouva nez à nez avec le Dr Eisler, le légiste.
« March ! »
Eisler eut l’air surpris et fit un pas en arrière.
« Le bruit court que vous êtes arrêté.
— Le bruit a tort. Je travaille sous couverture. »
Eisler considéra sa mise.
« Laquelle ? Maquereau ? »
Cela le fit tellement rire qu’il dut ôter ses lunettes pour s’essuyer les yeux. March riait de concert.
« Non. Pathologiste. Il paraît que la paie est fabuleuse pour des heures quasi nulles. »
Eisler se figea.
« Et c’est vous qui me dites ça ! Je suis ici depuis minuit, moi. (Il baissa la voix.) « Un très gros ponte. Dossier Gestapo. Ultra-secret. (Il tapota une aile de son long nez.) Je ne peux rien dire.
— Pas d’affolement, Eisler. Je connais l’affaire. Frau Luther à identifié les restes ? »
Eisler eut l’air désappointé.
« Non, fit-il entre ses dents. On lui a épargné ça.
— Et Stark ?
— Eh bien ! March, vous êtes bien informé. J’allais m’en occuper. Si ça vous dit… »
March revit la tête qui explosait, le jaillissement de sang et de cervelle.
« Non, merci.
— Je me disais bien. On l’a tiré avec quoi ? Un Panzerfaust ?
— Ils ont arrêté l’assassin ?
— C’est vous l’enquêteur. En ce qui me concerne, la consigne, c’est plutôt : “Pas de zèle inutile” — à ce que j’ai cru comprendre.
— Les effets de Stark ? Où sont-ils ?
— Dans un sac, prêts à être expédiés. Le local des effets personnels…
— Qui est où ?
— Suivez le couloir. Quatrième à gauche. »
March s’en alla. Eisler cria derrière lui :
« Hé ! March… tu me réserves deux ou trois de tes meilleures putes ! »
Le rire de crécelle du médecin l’accompagna dans le couloir.
La quatrième porte n’était pas fermée. Il s’assura que personne ne l’observait et entra.
Il se trouvait dans une pièce exiguë, trois mètres de large, un étroit passage au centre prévu pour une personne seule. De part et d’autre, sur des étagères poussiéreuses, des paniers métalliques débordant de vêtements emballés dans du polyéthylène, des valises, des sacs à main, des parapluies, des jambes artificielles, une poussette pour enfant étrangement tordue, des chapeaux… Les effets des défunts étaient en principe récupérés par les proches. Si les circonstances étaient suspectes, les enquêteurs les emmenaient, ou on les envoyait directement aux laboratoires de Schönweld. March jeta un coup d’œil aux étiquettes de plastique ; chacune reprenait l’endroit et l’heure de la mort, le nom de la victime. Certaines dataient parfois de plusieurs années, accrochées à des tas pathétiques de chiffons et de babioles, ultime héritage de cadavres dont personne ne voulait, pas même la police.
C’était typique de Globus, cet entêtement à ne pas reconnaître ses erreurs. L’infaillibilité de la Gestapo : un dogme à préserver à tout prix. La dépouille de Stark serait donc traitée comme celle de Luther, et Luther finirait dans une fosse commune sous l’identité du clochard Stark.
March tira sur le paquet le plus proche de l’entrée, tourna l’étiquette vers la lumière. 18.4.64. Adolf-Hitler-Pl, Stark, Alfred.
Luther quittait donc cette terre comme le dernier des détenus d’un KZ — de mort violente, affamé, dans les hardes d’un autre, sans une once de respect accordée à ses restes, des mains inconnues fouillant dans ses affaires. Une justice ironique — la seule à peu près envisageable.
Il prit son canif et fendit l’enveloppe de plastique. Le contenu s’éparpilla sur le sol comme des entrailles.
Il se fichait de Luther. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir comment, entre minuit et neuf heures ce matin, Globus avait découvert que le fugitif était toujours en vie.
Les Américains !
Il acheva de déchirer ce qui restait de polyéthylène.
Les vêtements puaient la merde et la pisse, le dégueulis et la sueur — à peu près tout ce que le corps humain pouvait produire comme senteurs. Dieu seul savait quels parasites nichaient dans ces tissus. Il fouilla les poches. Vides. La peau de ses mains démangeait. S’accrocher. Un reçu de consigne, c’est minuscule — roulé avec soin : pas plus grand qu’une allumette. Une incision dans un col suffisait. Sa lame déchiquetait la doublure du grand manteau brun maculé de sang coagulé. Ses doigts étaient de plus en plus sales et poisseux…
Rien. Tout ce que trimballent habituellement les clochards — des morceaux de papier et de ficelle, des boutons, des mégots… — , tout avait disparu. La Gestapo avait passé les guenilles au peigne fin. Évidemment. Il était ridicule de se figurer le contraire. De rage, il secouait les lambeaux, de gauche à droite, de droite à gauche, de gauche à droite…