Il recula devant le tas, pantelant comme un assassin. Puis il ramassa un chiffon pour essuyer son canif, ses mains.
« Tu veux mon avis ? dit Charlotte quand il regagna la voiture, les mains vides. Je crois qu’il n’a strictement rien ramené de Zurich. »
Elle n’avait pas bougé du siège arrière de la Volkswagen. March se tourna vers elle.
« Si, il est revenu avec quelque chose. C’est évident. »
Il fit un effort pour dissimuler son impatience ; elle n’était pas responsable.
« Mais il avait trop peur pour la garder sur lui. Donc il l’a planquée dans une consigne — à l’aéroport ou à la gare — pour la récupérer plus tard. J’en suis certain. Et c’est Globus qui l’a, ou c’est définitivement perdu.
— Non. Écoute, je réfléchissais. Hier, en débarquant à l’aéroport, j’ai remercié Dieu que tu m’aies empêché d’emmener le tableau. Tu te souviens, les queues ? Ils fouillaient absolument tout. Comment Luther aurait-il pu passer quoi que ce soit à la barbe de la Zollgrenzschutz ? »
March considéra la question en se massant les tempes.
« Bonne remarque, dit-il enfin. (Puis, après une minute :) Peut-être même la plus pertinente que j’aie jamais entendue. »
Devant le Flughafen Hermann Goering, Hanna Reitsch s’oxydait inexorablement sous la pluie. Elle fixait la plate-forme devant le terminal de ses yeux tachetés de rouille.
« Le mieux est que tu restes dans la voiture, dit March. Tu sais conduire ? »
Elle fit un signe affirmatif. Il posa les clés sur ses genoux.
« Si la Flughafen Polizei te dit de circuler, ne discute pas, démarre. Fais le tour et reviens. Et ainsi de suite. Donne-moi vingt minutes.
— Et puis ?
— Je ne sais pas. (Il agita la main.) Tu improvises. »
Il entra d’un pas décidé dans le hall des départs. La grande horloge numérique au-dessus du contrôle des passeports cliqueta : 13 :22. Il regarda du coin de l’œil derrière lui. Il pouvait sans doute mesurer son temps de liberté en minutes. Moins, si Globus avait lancé un avis d’alerte générale. Aucun endroit du Reich n’était plus étroitement surveillé que celui-ci.
Il pensa à Krebs dans son appartement. Et à Eisler : « Le bruit court que vous êtes arrêté. »
Un homme avec un sac souvenir du Mémorial du Soldat lui parut familier. Gestapo ? March changea brusquement de direction et mit le cap sur les toilettes. Il se planta devant un urinoir, les yeux fixés sur la porte. Personne n’entra. Lorsqu’il revint dans le hall, l’homme avait disparu.
Dernier appel pour le vol Lufthansa deux-zéro-sept à destination de Tiflis…
Il se dirigea vers le comptoir central de la Lufthansa et mit sa carte sous le nez d’un des gardes.
« Je dois parler au responsable de la sécurité. Immédiatement.
— Il est peut-être absent, Sturmbannführer.
— Renseignez-vous. »
Le garde resta absent un moment. 13 :27 annonçait l’horloge. 13 :28. Il avertissait peut-être la Gestapo. 13 :29. March glissa une main dans sa poche et sentit le métal froid du Luger. Autant livrer bataille ici que ramper sur les dalles de la Prinz-Albrecht-Strasse en crachant toutes ses dents. 13 :30.
Le garde revenait.
« Par ici, Herr Sturmbannführer, s’il vous plaît. »
Friedman avait été versé à la Kripo de Berlin en même temps que March. Il l’avait quittée cinq ans plus tard, à deux doigts d’une commission rogatoire pour corruption. À présent, il s’offrait des complets anglais faits main, fumait des havanes et multipliait son salaire par cinq grâce à des méthodes éminemment suspectes mais jamais démontrées. Il était un prince marchand, et l’aérogare, sa petite principauté corrompue.
Dès qu’il comprit que March n’était pas venu pour enquêter sur ses activités mais pour lui demander une faveur, il fondit de plaisir. Ses excellentes dispositions le rendaient de plus en plus volubile, tandis qu’il guidait March vers un corridor à l’écart du terminal.
« Et Jaeger, quelles nouvelles ? Toujours bordélique ? Et Fiebes ? Toujours la branlette avec ses photos de jeunes vierges aryennes et de laveurs de carreaux ukrainiens ? Vous me manquez tous ! Tu ne peux pas savoir ! Voilà, nous y sommes… »
Friedman remit son cigare en bouche et s’arc-bouta sur une immense porte coulissante.
« La caverne d’Aladin ! »
Le panneau s’ouvrit bruyamment sur un hangar bourré d’objets perdus ou abandonnés.
« Ce que les gens sèment derrière eux, c’est pas croyable. On a même eu un léopard.
— Un léopard ? Un félin ?
— Il est mort. Un pauvre con a oublié de le nourrir. Ce qui a fait un bon manteau. »
Il rit et tapa dans ses mains. De l’ombre surgit un petit vieux plié en deux, un Slave, les yeux agrandis de peur.
« On se redresse. Et un peu de respect. »
Friedman lui expédia une bourrade qui l’envoya tituber en arrière.
« Le Sturmbannführer que voici est un grand ami à moi. Il cherche quelque chose. Explique-lui, March.
— Une valise, peut-être un sac. Le dernier vol de Zurich, lundi soir. Le treize. Oublié soit en cabine, soit au retrait des bagages.
— T’as ça ? Oui ? »
L’homme répondit en agitant la tête.
« Alors file ! »
Il s’éclipsa et Friedman expliqua, geste à l’appui :
« Muet. On lui a coupé la langue pendant la guerre. Le collaborateur idéal ! (Il rit et prit March par l’épaule.) Et toi, les nouvelles ?
— Pas mal.
— En civil. Un week-end. Ça doit être sérieux.
— Ça pourrait.
— C’est encore ce Martin Luther, hein ? »
March ne répondit pas.
« Tiens, te voilà muet aussi. Je vois. »
Friedman fit tomber la cendre de son cigare sur le sol immaculé.
« Pour moi, c’est clair. Un froc marron. Exact ?
— Un quoi ?
— Une expression de la Zollgrenzschutz. Un mec se pointe avec l’intention de passer une bricole quelconque. Il arrive au comptoir ; il voit les contrôles ; il fait dans son froc. Résultat : il plante tout là et il cavale.
— Pour l’instant, c’est spécial, non ? Vous n’ouvrez pas tout en permanence ?
— Seulement la semaine avant le Führertag.
— Et ce qui est perdu, vous l’ouvrez ?
— Seulement si ça vaut le coup ! (Friedman se remit à rire.) Non. Je déconne. On n’est pas en nombre. De toute façon, c’est passé aux rayons X. Pas d’armes, pas d’explosifs. On se contente donc de stocker, au cas où quelqu’un viendrait réclamer. Après un an, on ouvre et on voit ce qu’on a.
— Ce qui représente quelques beaux complets, j’imagine.
— Quoi ? »
Friedman pinça comiquement sa manche impeccable.
« Ces misérables fringues ? (Il entendit un bruit et pivota sur ses talons.) Regarde-moi ça, March ! J’ai l’impression que c’est ton jour ! »
Le Slave revenait avec un objet que Friedman prit et soupesa, en tendant le bras.
« Plutôt léger. Sûrement pas de l’or. Selon toi, March ? Drogue ? Dollars ? Soie de l’Est en contrebande ? Une carte au trésor ?
— Tu l’ouvres ? »
March effleura le pistolet dans sa poche. S’il fallait, il l’utiliserait.