Nous profitons de la présente pour rappeler une autre commande du 6.3.43, portant sur la fourniture d’une porte donnant accès aux gaz 100/192 pour la chambre à cadavres I du crématoire III, Bw 30a, qui devra être exécutée exactement de la même manière et aux mêmes mesures que la porte de la chambre du crématoire II situé en face, avec un judas à double verre 8 mm et joint de caoutchouc (…). Cette commande est à considérer comme spécialement urgente (…).
Non loin de l’hôtel, passé Unter den Linden, une pharmacie de nuit restait ouverte. Comme tous les commerces, l’affaire appartenait à des citoyens allemands, mais la gestion courante était assurée par des Roumains — les seuls assez pauvres pour se soumettre volontairement à de tels horaires. Ils en avaient fait un vrai bazar, avec ses empilements de casseroles, de réchauds à paraffine, de bas, d’aliments pour bébés, de cartes de vœux, d’articles de bureau, de jouets, de pellicules photo… Grâce au Berlin pléthorique des travailleurs « invités », les affaires étaient florissantes.
Ils entrèrent séparément. Au comptoir, Charlie parla à la plus âgée des vendeuses, qui s’éclipsa dans l’officine et revint avec un assortiment de flacons. De son côté, March acheta un cahier d’écolier, deux feuilles de papier kraft, deux autres de papier d’emballage cadeau, un rouleau de ruban adhésif transparent…
Ils sortirent et longèrent à pied les deux blocs qui les séparaient de la station Friedrich-Strasse, d’où ils prirent l’U-Bahn, direction sud. La rame était bondée par la foule habituelle du samedi soir — amoureux se tenant par la main, familles de sortie pour le spectacle des illuminations, jeunes gens en goguette — ; personne, apparemment, pour leur prêter la moindre attention. March attendit néanmoins jusqu’à la fermeture des portes pour pousser Charlotte sur le quai à Tempelhof. Dix minutes de trajet par le tram 35, et ils furent à l’aéroport.
Tout ce temps, ils restèrent assis en silence.
Cracovie
18.7.43
(Manuscrite)
Mon cher Kritzinger,
Voici la liste.
Heil Hitler !
(signé)
BÜHLER ( ?)
Tempelhof était plus vieillot que le Flughafen Hermann Goering — plus vétuste, plus primitif. Le hall datait d’avant-guerre et était décoré de photos des temps héroïques de l’aviation commerciale : vieux Heinkel de la Lufthansa aux fuselages de tôle ondulée ; fringants pilotes à foulard et grosses lunettes ; intrépides voyageuses à chapeaux cloches et chevilles solides. Jours d’innocence ! March se posta près de l’entrée et fit mine de s’intéresser aux photos. Charlie s’approcha du comptoir de locations de voitures.
À la seconde, elle fut tout sourire, s’excusant à grand renfort de gestes — parfaite dans son rôle de jeune fille en perdition. Elle avait raté son vol, sa famille l’attendait… L’agent de location, sous le charme, consulta une feuille dactylographiée. Un moment la décision resta en suspens — et puis, oui, Fräulein, il avait quelque chose. Pour quelqu’un avec d’aussi jolis yeux que les vôtres, évidemment… Votre permis de conduire, s’il vous plaît…
Elle le lui tendit. Délivré l’année précédente au nom de Voss, Magda, vingt-deux ans, de Mariendorf, Berlin. Le permis de la jeune femme assassinée l’après-midi de son mariage, cinq jours plus tôt, le permis que Max Jaeger avait laissé traîner dans son bureau, avec les autres paperasses de la tuerie de Spandau.
March détourna les yeux, se forçant à détailler une vieille vue aérienne du terrain d’aviation de Tempelhof. BERLIN était écrit en lettres blanches géantes le long de la piste. Lorsqu’il risqua un nouveau coup d’œil, l’employé reportait les données du permis sur le formulaire de location, riant à un de ses bons mots.
La stratégie n’était pas sans risques. Le matin, une copie du contrat serait automatiquement transmise aux services de police, et même l’Orpo risquait de s’interroger sur cette femme assassinée qui éprouvait encore le besoin de louer une voiture. Mais demain était dimanche ; lundi, Führertag ; et mardi — les Orpo ne se décideraient pas plus tôt à retirer leur doigt de leur cul —, March se disait que Charlie et lui seraient en sécurité, ou arrêtés, ou morts.
Dix minutes plus tard, après un dernier échange de sourires, elle reçut les clés d’une Opel noire quatre portes, dix mille kilomètres au compteur. Et cinq minutes plus tard, March la rejoignait dans le parking. Pour la première fois, elle était au volant et il se laissait conduire. Il découvrait d’elle une autre facette. Dans la circulation dense, elle faisait preuve d’une prudence exagérée ; il sentait qu’elle ne lui était pas naturelle.
Le vestibule du Prinz Friedrich Karl était désert : les clients étaient sortis pour la soirée. Charlotte et March le traversèrent pour gagner les escaliers ; la réceptionniste plongea le nez dans ses papiers. Ils étaient l’une des multiples petites combines de Herr Brecker : moins on en savait, mieux c’était.
La chambre n’avait pas reçu de visite. Les fils de coton étaient toujours là où March les avait insérés, entre la porte et le linteau. Et lorsqu’il extirpa la sacoche de dessous le lit, le cheveu était toujours dans les interstices du fermoir.
Charlie se débarrassa de sa robe et enroula une serviette sur ses épaules.
Dans la salle de bains au bout du couloir, une ampoule nue éclairait à peine un lavabo sale. La baignoire semblait faire des pointes, dressée sur ses griffes de fonte.
March revint vers la chambre et ferma la porte, coinçant à nouveau la chaise sous la poignée. Il empila le contenu du sac sur la commode — le plan, les diverses enveloppes, les minutes et les mémorandums, les rapports, y compris celui avec les données statistiques, tapé sur une machine à large chariot. Certaines feuilles crissaient, desséchées par l’âge. Il pensa à l’après-midi ensoleillé qu’il venait de passer avec Charlie, à la rumeur de la circulation dans la rue ; comment ils s’étaient échangé les pièces, d’abord avec excitation, puis de plus en plus abattus, incrédules, silencieux, jusqu’au moment où ils avaient ouvert le carton avec les photos.
À présent, il devait être systématique. Il prit la seconde chaise, libéra un espace, ouvrit le cahier d’écolier, en arracha trente pages. En haut de chaque feuillet, l’année et le mois, de juillet 1941 à janvier 1944. Il ôta sa veste, la posa sur le dossier de la chaise, et s’attaqua à la pile de documents, notant tout de son écriture claire.
Un horaire de chemin de fer — mal imprimé sur du papier de guerre jaunissant :
… et ainsi de suite jusqu’à l’apparition, dans la seconde semaine de février, d’une nouvelle destination. À présent, presque toutes les heures étaient précisées à la minute :
… et à nouveau ainsi de suite, jusqu’à la fin du mois.
Un trombone rouillé avait taché le coin de l’horaire. Une lettre télégraphique y était agrafée, de l’Administration générale des Chemins de fer du Reich allemand. Réseau de l’Est, datée de Berlin, 13 janvier 1943. Pour commencer, la liste des destinataires :
Directions des Chemins de fer du Reich
Berlin, Breslau, Dresde, Erfurt, Francfort, Halle (S), Karlsruhe, Königsberg (Pr), Linz, Mayence, Oppeln, Frankfurt/O (O), Posen, Vienne