9 h 05. Nue, la foule franchit les grandes portes de chêne flanquées de gardes et claudique jusqu’à une autre chambre, semblable à la première mais totalement dégarnie, à l’exception de quatre grands piliers carrés à vingt mètres d’intervalle. Au bas de chaque pilier, une plaque de métal percée d’orifices. Le local se remplit, les portes se ferment. Weidemann me fait signe. Je le suis par le vestiaire désert ; nous remontons les marches de béton, jusqu’à l’air libre. J’entends le bruit d’un moteur de voiture.
Sur le gazon qui recouvre le toit de l’installation, une petite camionnette s’avance en cahotant, marquée des couleurs de la Croix-Rouge. Elle s’arrête. Un officier SS et un médecin en sortent, munis de masques à gaz et portant quatre boîtes métalliques. Quatre conduits de béton émergent de l’herbe, à vingt mètres l’un de l’autre. Le médecin et l’officier soulèvent les couvercles et versent une substance mauve granulée. Ils ôtent leurs masques, allument une cigarette au soleil.
9 h 09 : Weidemann me ramène en bas. Le seul bruit est un tambourinement étouffé à l’autre bout de la pièce, derrière les valises et les piles de vêtements encore chauds. Un petit judas de verre est enchâssé dans les panneaux de chêne. J’y colle un œil. La paume d’un homme frappe contre l’ouverture ; je rejette brusquement la tête en arrière.
Un garde dit : « L’eau des douches doit être particulièrement chaude ce matin pour qu’ils hurlent comme ça. »
À l’extérieur, Weidemann m’annonce : « Nous devons attendre vingt minutes. Est-ce que le Canada vous intéresse ? » Je dis : « Le quoi ? » Il rit : « Le Canada — une section du camp. Pourquoi Canada ? — Il hausse les épaules — Personne ne sait. »
Canada. 1 km au nord de la chambre à gaz. Très vaste espace couvert, rectangulaire, un mirador à chaque coin, entouré de barbelés. Des montagnes d’effets personnels — malles, sacs à dos, valises, sacs de voyage, paquets, couvertures, landaus, chaises roulantes, membres artificiels… Des brosses, des peignes… Weidemann : chiffres établis pour le RF-SS concernant les biens personnels récemment envoyés au Reich : chemises d’hommes, 132 000 ; manteaux de femmes, 155 000 ; cheveux de femmes, 3 000 kg (« Un wagon de marchandises ») ; vestes de garçons, 15 000 ; robes de filles, 9 000 ; mouchoirs, 135 000. Je reçois une trousse de médecin, remarquablement manufacturée, comme souvenir, Weidemann insiste.
9 h 31 : retour à l’installation souterraine. Un lourd vrombissement électrique emplit l’air — le système breveté « Exhator » pour l’évacuation du gaz. Ouverture des portes. Les corps sont empilés à un bout (illisible), jambes maculées d’excréments, sang menstruel ; marques de morsures et d’ongles. Le détachement du Sonderkommando juif s’avance pour arroser les corps — bottes de caoutchouc, tabliers, masques à gaz (selon W., des poches de gaz peuvent stagner au niveau du sol pendant deux heures). Corps glissants. Lanières nouées autour des poignets pour les tirer jusqu’à quatre monte-charge à doubles portes. Capacité de chacun : 25 (illisible) sonnette retentit, monte un étage vers…
10 h 02. Chambre d’incinération. Chaleur étouffante : quinze fours fonctionnent à plein rendement. Bruit assourdissant : des moteurs diesel ventilent les flammes. Les cadavres chargés sur un tapis roulant (cylindres métalliques). Le sang, etc., dans un caniveau cimenté. Des barbiers de chaque côté rasent les têtes. Cheveux collectés dans des sacs. Bagues, colliers, bracelets, etc., collectés dans une caisse en tôle. En bout de file, l’équipe dentaire — huit hommes avec leviers et tenailles — ; récupération de l’or (dents, bridges, plombages). W. me tend le récipient de l’or pour me faire apprécier le poids : très lourd. Cadavres jetés dans les fours à l’aide de charrettes à bras.
Weidemann : quatre installations de ce type (chambre à gaz/crématorium) dans le camp. Capacité totale de chacune : 2 000 corps par jour, soit 8 000 au total. Fonctionnement assuré par main-d’œuvre juive, remplacée tous les deux ou trois mois. L’opération est donc autonome ; le secret se referme sur lui-même. Le plus gros casse-tête en matière de sûreté : la puanteur des cheminées et les flammes la nuit, visibles à des kilomètres, en particulier des trains de troupes qui remontent vers l’Est sur la grande ligne.
March vérifia les dates. Luther avait visité Auschwitz le 15 juillet. Le 17 juillet, Bühler avait transmis à Kritzinger, de la Chancellerie du Reich, les coordonnées cartographiques de six camps. Le 9 août : date du dernier dépôt en Suisse. La même année, selon sa femme, Luther souffre d’une dépression.
March nota. Kritzinger était le quatrième homme. Son nom se retrouvait partout. Il recoupa avec l’agenda de Bühler. Les dates correspondaient également. Un autre mystère résolu.
Son stylo courait sur le papier. Il était presque au bout.
Un document anodin, qui ne l’avait pas frappé au cours de l’après-midi ; un bout de papier classé n’importe comment dans une mauvaise chemise fourre-tout. C’était une circulaire du SS-Gruppenführer Richard Glucks, chef de l’Amtsgruppe D à l’Office central SS d’Administration économique. Datée du 6 août 1942.
Objet : utilisation des cheveux coupés.
Sur base d’un rapport qui lui a été présenté, le chef de l’Office central SS d’Administration économique, SS-Obergruppenführer Pohl, a ordonné que tous les cheveux humains coupés dans les camps de concentration soient utilisés de façon adéquate. Les cheveux humains seront traités pour être utilisés dans les fabriques de feutre industriel ou les filatures. Les cheveux des femmes, coupés et peignés, serviront de fil à fabriquer des chaussons pour les équipages des U-Boot et des semelles de feutre pour les employés des Chemins de fer du Reich.
Nous vous donnons conséquemment pour instruction de stocker après désinfection les cheveux des détenues femmes. Les cheveux coupés des prisonniers hommes ne sont utilisables qu’à partir de 20 mm de longueur.
Les quantités de cheveux collectés chaque mois, séparés en cheveux féminins et masculins, feront l’objet d’un rapport, établi le 5 de chaque mois et adressé à ce bureau, à compter du 5 septembre 1942.
Il relut : « Équipages des U-Boot… »
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq… March était sous l’eau, retenant son souffle, comptant, tendant l’oreille aux rumeurs assourdies, voyant flotter devant ses yeux des motifs changeants, comme des chapelets d’algues. Quatorze. Quinze. Seize… En rugissant, il refit surface, aspirant l’air, ruisselant d’eau. Il emplit plusieurs fois ses poumons, prit une immense goulée d’air et replongea. Cette fois il alla jusqu’à vingt-cinq avant que sa respiration n’explose ; il réémergea comme une balle, inondant le sol de la salle de bains.
Serait-il jamais propre à nouveau ?
Il resta longtemps ainsi, allongé dans la baignoire, les bras ballants de part et d’autre, la tête renversée, fixant le plafond, comme un noyé.
Dimanche 19 avril
« De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croirait pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus : ils diront que ce sont des exagérations de la propagande alliée, et ils nous croiront, nous qui nierons tout, et pas vous. L’histoire des Lager, c’est nous qui la dicterons. »