— Les gens vont y croire ? »
Un doute s’était insinué en lui, depuis l’ouverture de la mallette. « Et d’ailleurs, pouvait-on y croire ? »
Elle expliqua que oui, très sûre d’elle. Les faits étaient là — eux allaient tout changer. Sans les faits, on n’avait rien, un grand vide. Mais les produire — les noms, les dates, les instructions, les chiffres, les heures, les lieux, les références sur une carte, les horaires, les photos, les diagrammes, les descriptions —, et le vide prenait consistance, acquérait une dimension, devenait mesurable, solide. Évidemment, cette réalité tangible pouvait encore être niée, ou récusée, ou simplement ignorée. Mais ces réactions étaient, par définition, des réactions, des réponses à quelque chose d’existant.
« Certains ne voudront pas l’admettre — ils nieront, quelles que soient les preuves. Mais il y en a assez ici, à mon sens, pour arrêter Kennedy dans son élan. Adieu le sommet ; et la réélection ; et la détente. Et dans cinq ans, ou dans quinze ans, ici aussi la société se désagrégera. On n’édifie rien sur un charnier. Les hommes valent plus que cela — il faut qu’ils valent davantage. J’y crois fermement, pas toi ? »
Il ne répondit pas.
Il leva les yeux pour découvrir une nouvelle aube dans le ciel de Berlin — un visage gris et familier s’encadrant dans la lucarne ; le vieil adversaire.
« Votre nom ?
— Magda Voss.
— Née ?
— Le 25 octobre 1939.
— Où ?
— Berlin.
— Profession ?
— J’habite chez mes parents à Berlin.
— Où allez-vous ?
— À Waldshut, sur le Rhin. Retrouver mon fiancé.
— Son nom ?
— Paul Hahn.
— Le but de votre séjour en Suisse ?
— Le mariage d’une amie.
— Où ?
— À Zurich.
— Ceci, c’est quoi ?
— Un cadeau de mariage. Un album photo. Une bible ? Ou… un livre ? Une planche à hacher ? »
Elle testait les réponses.
« Une planche à hacher, très bien. Exactement le genre de cadeau qu’une fille comme Magda est capable de trimballer sur huit cents kilomètres. »
March allait et venait dans la chambre. Il s’immobilisa et pointa le doigt sur le paquet.
« Ouvrez-le, s’il vous plaît, Fräulein. »
Elle réfléchit un moment.
« Qu’est-ce que je répond à ça ?
— Il n’y a rien à répondre.
— Charmant. (Elle alluma une cigarette.) Tiens, regarde mes mains : elles tremblent. »
Presque sept heures.
« Il est temps de se mettre en route. »
L’hôtel commençait à s’éveiller. En passant devant les portes, ils entendirent des bruits d’eau, une radio, des rires d’enfants. Au deuxième étage, quelqu’un ronflait comme un bienheureux.
Il lui avait confié le paquet avec des gestes jaloux, bras tendus, comme s’il s’agissait d’une charge d’uranium. Elle l’avait enfoui dans sa valise, au milieu des vêtements. Ils traversèrent le vestibule désert et sortirent par l’issue de secours à l’arrière du bâtiment. Elle portait un tailleur bleu foncé, un foulard sur ses cheveux. L’Opel de location était garée à côté de la Volkswagen. Des éclats de voix montaient des cuisines ; une odeur de café frais, le grésillement des poêles…
« En quittant le Bellevue, prends à droite. La route suit la vallée. Tu ne peux pas rater le pont.
— Tu me l’as déjà expliqué.
— Avant de t’engager, essaie de voir à quel degré de sécurité ils opèrent. S’il s’avère qu’ils fouillent tout, fais demi-tour et planque la valise. Dans un bois. Un fossé, une grange — un endroit dont on puisse se souvenir, où quelqu’un puisse aller la récupérer. Puis quitte le pays. Promets-le-moi.
— Je te le promets.
— Il y a un vol Swissair tous les jours pour New York. Départ quatorze heures.
— Quatorze. Je sais. Tu me l’as dit deux fois. »
Il fit un pas pour la prendre dans ses bras, mais elle s’écarta.
« Je ne te dis pas au revoir. Pas ici. Je te verrai ce soir. Je te verrai. »
Il y eut un moment de panique quand l’Opel refusa de démarrer. Elle tira le starter et essaya encore. Cette fois le moteur tournait. Elle sortit en marche arrière, toujours sans un regard pour lui. Il entr’aperçut son profil une dernière fois — elle regardait droit devant elle, ses poings crispés sur le volant, et elle disparut, laissant derrière elle une traînée de vapeur bleu-blanc, suspendue dans l’air frais du matin.
March était seul dans la chambre vide, au bord du lit, serrant contre lui l’oreiller de Charlie. Il attendit une heure avant de mettre son uniforme. Il se planta devant le miroir de la coiffeuse, boutonnant sa tunique noire. Ce serait la dernière fois qu’il la portait, d’une manière ou d’une autre.
Nous changerons le cours de l’Histoire…
Il mit sa casquette, l’ajusta. Puis il prit ses trente pages de cahier, son calepin, l’agenda de Bühler, assembla le tout pour l’emballer dans la feuille restante de papier kraft, glissa le paquet dans sa poche intérieure.
L’Histoire se modifiait-elle si facilement ? Il en doutait. Certes — il le savait d’expérience — le secret, sitôt libéré, agissait comme un acide, rongeait tout. Cela se vérifiait dans un couple : pourquoi pas un État ? Une présidence ?… Mais l’Histoire ! Il secoua la tête. L’Histoire n’était pas de sa compétence, et de loin. L’enquêteur transforme les soupçons en preuves. C’est ce qu’il avait fait. L’Histoire, ce serait pour Charlotte.
Il gagna la salle de bains avec la mallette de Luther pour y fourrer tout ce que Charlotte avait laissé derrière elle. Les flacons vides, les gants de caoutchouc, le bol et la cuillère, les brosses. Il fit de même dans la chambre. Étonnant, comme elle avait pu remplir ces lieux et comme ils semblaient désolés sans elle ! Il vérifia l’heure à sa montre. Huit heures trente. Elle devait déjà être loin de Berlin, peut-être à hauteur de Wittenberg.
Le gérant traînait à la réception.
« Bonjour, Herr Sturmbannführer. L’interrogatoire s’est bien passé ?
— Tout à fait, Herr Brecker, Merci pour votre assistance éminemment patriotique.
— C’est un plaisir. »
Brecker s’inclina légèrement. Il frottait ses petites mains grassouillettes et blanches comme pour y faire pénétrer une huile.
« Et si le Sturmbannführer envisage d’autres interrogatoires… (Ses sourcils broussailleux s’agitèrent.) Je peux à l’occasion lui fournir l’un ou l’autre suspect… »
March sourit.
« Bonne journée, Herr Brecker.
— Bonne journée à vous, Herr Sturmbannführer. »
Il prit place sur le siège du passager à l’avant de la Volkswagen et réfléchit un moment. L’intérieur de la roue de secours serait l’idéal, mais il n’avait pas le temps. Les panneaux de plastique des portes étaient trop fermement arrimés. Il plongea la main sous le tableau de bord, cherchant une surface lisse. Il trouva ce qui pouvait faire l’affaire. Il arracha plusieurs longueurs de ruban adhésif et colla le paquet au métal froid.
Il fourra le reste d’adhésif dans la trousse de Luther et alla la déposer dans une des poubelles à la porte des cuisines. Le cuir fauve détonnait. Il dénicha un vieux morceau de manche à balai et creusa une tranchée, enfouissant la mallette sous le marc de café, les têtes de poissons nauséabondes, la graisse figée, les restes de porc bouffés par les vers.