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« Nous avions donné à votre ex un numéro de téléphone, hier soir, pour le cas où vous essayeriez de la contacter. La gamin l’a mémorisé. Dès qu’il vous a vu, il a appelé. Question matière grise, il a hérité de vous, March. Et de votre esprit d’initiative. Vous devriez plutôt être fier.

— Pour l’heure, mes sentiments à son égard sont assurément très forts. »

Bien, pensait-il, continuons ainsi. Chaque minute gagnée, un kilomètre.

Mais Krebs était déjà à son affaire. Il tournait les pages d’un épais dossier.

« Il y a deux problèmes, March. Un : votre niveau général de fiabilité politique — mais ça remonte à plusieurs années. Ce n’est pas ce qui nous intéresse aujourd’hui, pas directement. Deux : votre conduite au cours de la semaine écoulée, en particulier votre implication dans la tentative de défection, au bénéfice des États-Unis, de feu le camarade du Parti Luther.

— Je ne suis mêlé à rien de semblable.

— Vous avez été interrogé hier matin par un officier de la Ordnungspolizei sur l’Adolf-Hitler-Platz, au moment exact où le traître Luther devait rencontrer la journaliste américaine Maguire et un fonctionnaire de l’ambassade des États-Unis. »

Comment savait-il cela ?

« C’est absurde.

— Vous niez que vous étiez sur la place ?

— Non. Évidemment, non.

— Alors que faisiez-vous là ?

— Je filais l’Américaine. »

Krebs prenait des notes.

« Pourquoi ?

— Elle avait découvert le corps du camarade du Parti Stuckart. J’avais naturellement aussi des soupçons à son sujet, vu son rôle d’agent de la presse bourgeoise démocratique…

— Ne vous foutez pas de moi, March.

— Bon. Je m’étais collé dans son sillage. Je me disais : si elle est fichue de trébucher sur le cadavre d’un secrétaire d’État à la retraite, elle peut aussi bien se prendre les pattes dans un second.

— Bon calcul. »

Krebs se frotta le menton et réfléchit ; il prit un paquet de cigarettes, déchira la cellophane, l’ouvrit et en offrit une à March. Il l’alluma avec une allumette prise dans une boîte toute neuve. March se remplit les poumons de fumée. Il nota que Krebs ne s’était pas servi ; la cigarette était une autre astuce — accessoire utile dans le numéro d’interrogateur gentil.

L’homme de la Gestapo parcourut ses notes en fronçant les sourcils.

« Nous croyons que le traître Luther avait l’intention de divulguer certaines informations à la journaliste Maguire. Quelle est la nature de ces informations ?

— Aucune idée. Un truc sur la fraude d’objets d’art, peut-être.

— Jeudi, vous étiez à Zurich. Pourquoi ?

— Luther y est allé avant de disparaître. Je voulais voir si je trouverais là-bas un indice qui expliquerait sa disparition.

— Vous avez trouvé ?

— Non. Mais ma visite était autorisée. J’ai remis un rapport détaillé à l’Oberstgruppenführer Nebe. Vous ne l’avez pas lu ?

— Évidemment non. (Krebs notait.) L’Oberstgruppenführer ne dévoile son jeu à personne, même pas à nous. Où est Maguire ?

— Comment le saurais-je ?

— Vous devriez le savoir, puisque hier, après la fusillade, vous l’avez cueillie sur l’Adolf-Hitler-Platz.

— Pas moi, Krebs.

— Si, vous, March. Ensuite vous êtes allé à la morgue où vous avez fouillé les effets personnels du traître Luther. Nous le tenons avec certitude du Dr Eisler.

— Je ne savais pas que ces effets étaient ceux de Luther. J’avais compris qu’ils appartenaient à un type nominé Stark, qui se trouvait à trois mètres de Maguire quand il a été abattu. En outre, je vous le rappelle, c’est vous qui m’avez montré le corps de Luther, vendredi soir. Qui a flingué Luther, si je peux me permettre ?

— Laissons cela. Qu’avez-vous ramassé à la morgue ?

— Plein de choses.

— Quoi ? Soyez précis !

— Des puces. Des poux. De l’urticaire au contact de ces fringues merdiques. »

Krebs posa son crayon. Il se croisa les bras.

« Vous êtes un homme intelligent, March. Si ça peut vous consoler, au moins cela nous vous le laissons. Vous croyez qu’on mettrait des gants si vous étiez un de ces gros connards d’abrutis comme votre copain Max Jaeger ? Je suis persuadé que vous pourriez continuer ainsi pendant des heures. Mais nous n’avons pas le temps, et nous sommes moins stupides que vous ne l’imaginez. »

Il parcourut ses papiers avec un petit sourire satisfait avant d’abattre son atout.

« Qu’est-ce qu’il y avait dans le bagage que vous avez ramené de l’aéroport ? »

March le regarda droit dans les yeux. Ils savaient tout depuis le début.

« Quel bagage ?

— Celui qui ressemble à une trousse de médecin. Qui ne pèse pas lourd, mais pourrait contenir des papiers. Celui que Friedman vous a donné une demi-heure avant de nous appeler. Il venait de tomber sur un télex de la Prinz-Albrecht-Strasse, figurez-vous, March, un avis d’alerte pour vous empêcher de quitter le pays. Quand il a vu ça, il s’est dit — en bon patriote — qu’il devait nous informer de votre visite.

— Friedman ! Un “bon patriote” ? Il s’est payé votre tête, Krebs. Il montait sûrement une de ses embrouilles. »

Krebs soupira. Il se leva et fit le tour de la table pour se planter derrière March, mains posées sur le dossier de la chaise.

« Quand ceci sera terminé, j’aimerais mieux vous connaître. Sans blague ! En supposant qu’il reste quelque chose de vous à connaître. Pourquoi un homme de votre étoffe se met-il à disjoncter ? Je trouve ça intéressant. D’un point de vue technique. Question d’éviter de tels dérapages, si c’est possible.

— Votre zèle pour le progrès personnel est digne d’éloges.

— Là ! Vous remettez ça, vous voyez ? C’est un problème de comportement, chez vous. Les choses changent en Allemagne, March. De l’intérieur. Vous auriez pu participer au mouvement. Le Reichsführer lui-même s’intéresse de très près à la nouvelle génération. Il nous écoute. Il nous pousse en avant. Il croit en une restructuration, à l’ouverture, au dialogue avec les Américains. Le temps des hommes comme Odilo Globocnik est en passe d’être révolu. »

Il s’accroupit et murmura à l’oreille de March :

« Savez-vous pourquoi Globus ne vous aime pas ?

— Éclairez-moi.

— Parce que avec vous il se sent idiot. Dans le catalogue de Globus, c’est un péché mortel. Aidez-moi, et je peux vous protéger de lui. »

Krebs se redressa et reprit d’une voix normale :

« Où est la femme ? Quelle information Luther voulait-il lui livrer ? Où est la valise de Luther ? »

Ces trois mêmes questions, encore et toujours.

Les interrogatoires ont au moins ceci d’ironique : ils éclairent parfois autant — sinon plus — ceux qui les subissent que ceux qui les mènent.

D’après les questions de Krebs, March pouvait se faire une opinion sur ce qu’il savait. Excellent niveau de connaissance sur certains points : il n’ignorait pas, par exemple, que March s’était rendu à la morgue, qu’il avait récupéré la sacoche à l’aéroport… Niveau lacunaire sur d’autres matières — très significativement. Sauf si Krebs jouait un jeu particulièrement diabolique et tordu, il semblait n’avoir aucune idée de la nature de l’information que Luther réservait aux Américains. Sur cette seule base, étroite, se fondait l’unique espoir de March…