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Krebs lisait les notes de March, les coudes sur la table, le menton sur les poings. De temps à autre, il libérait une main pour tourner une page, puis reprenait sa lecture. March l’observait. Grâce au café, à la cigarette, à la douleur atténuée, il se sentait presque bien, euphorique.

Krebs arriva au bout et ferma un moment les yeux. Il était pâle, comme toujours. Il lissa posément les feuillets, les remit devant lui, à côté du calepin de March, de l’agenda de Bühler. Il les ajusta au millimètre, les aligna avec précision — revue de détail ! Était-ce l’effet du médicament ? March voyait tout avec une telle acuité — la manière dont l’encre s’était légèrement étalée sur le grain du papier bon marché, dont chaque trait de plume avait hérissé de minuscules fibres ; la façon hâtive dont Krebs s’était rasé, cette touffe de poils noirs dans le pli de peau sous son nez. Dans le silence, il lui semblait vraiment discerner le bruit de la poussière sur la table, son crépitement lorsqu’elle touchait le bois.

« Vous avez eu ma peau, March ?

— Votre peau ?

— Avec ceci. »

Sa main plana au-dessus des notes.

« Tout dépend de qui sait qu’elles sont entre vos mains.

— Seulement un crétin d’Unterscharführer — celui qui est de service au garage. Il a mis la main dessus quand nous avons ramené votre voiture. Je les ai reçus directement. Globus ne sait rien — pour l’instant.

— Dans ce cas, vous avez votre réponse. »

Krebs se frotta vigoureusement le visage, comme s’il se séchait. Il s’arrêta, les mains collées aux joues, fixant March à travers ses doigts écartés.

« Qu’est-ce qui se passe exactement ?

— Vous savez lire.

— Je sais lire, mais je ne comprends pas. (Krebs tendit la main vers les notes et les feuilleta.) Ici, par exemple… c’est quoi, “Zyklon-B” ?

— Acide cyanhydrique. Avant, on utilisait le monoxyde de carbone. Et encore avant, des balles.

— Et ceci ? “Auschwitz/Birkenau”, “Kulmhof”, “Belzec”, “Treblinka”, “Majdanek”, “Sobibor”…

— Les camps de la mort.

— Ces chiffres : huit mille par jour ?…

— C’est le nombre total qu’on pouvait éliminer à Auschwitz/Birkenau en utilisant les quatre chambres à gaz et crématoires.

— Et ceci, “onze millions” ?

— Le nombre total de Juifs européens visés — l’objectif global. Ils y sont peut-être arrivés. Qui sait ? Je n’en vois pas beaucoup autour de nous, et vous ?

— Ici, le nom : “Globocnik” ?…

— Globus était chef de la SS et de la police à Lublin. Il a fait construire les centres d’extermination.

— Je ne savais pas. »

Krebs laissa retomber les pages sur la table, comme si elles étaient contagieuses.

« Je ne savais rien de tout ça.

— Bien sûr que vous saviez ! Vous saviez chaque fois que quelqu’un en sortait une bien bonne à propos d’Un-tel “réinstallé à l’Est” ; chaque fois que vous entendiez une mère menacer son gosse de le mettre dans la cheminée s’il n’était pas sage. Nous savions quand nous nous sommes installés dans leurs maisons, quand nous avons récupéré leurs biens, leurs commerces. Nous savions mais nous n’avions pas de données, de faits. (Il désigna ses notes de sa main gauche.) Ceci met de la chair sur les os. Et des os où il n’y avait que de l’air.

— Je veux dire… je ne savais pas que Bühler, Stuckart et Luther étaient mêlés à tout ça. Je ne savais pas pour Globus…

— Sûr. Vous pensiez seulement que vous enquêtiez sur un détournement d’objets d’art !

— C’est vrai ! Absolument vrai ! Mercredi matin — vous situez ? — j’étais sur une affaire de corruption au Deutsche Arbeitsfront : une vente de permis de travail. Là-dessus, dare-dare, convoqué chez le Reichsführer. En tête-à-tête. Il me dit que des fonctionnaires retraités ont trempé dans une incroyable fraude d’œuvres d’art. L’embarras potentiel pour le Parti est énorme. L’Obergruppenführer Globocnik est sur l’affaire. Je dois me rendre sur-le-champ à Schwanenwerder pour recevoir mes ordres de lui en personne.

— Pourquoi vous ?

— Pourquoi pas ? Le Reichsführer connaît mon intérêt pour l’art. Nous avions déjà parlé de ces questions. Et mon boulot consistait simplement à cataloguer les trésors.

— Mais vous avez dû vous rendre compte que Globus avait liquidé Bühler et Stuckart ?

— Évidemment. Je ne suis pas idiot. Et je connais la réputation de Globocnik aussi bien que vous. Mais il agissait sous les ordres de Heydrich, et si Heydrich a décidé de lui donner carte blanche pour épargner au Parti un scandale public, qui suis-je pour y trouver à redire ?

— Qui suis-je pour y trouver à redire ? répéta March.

— Soyons clairs, March : vous pensez que leur mort n’a rien à voir avec cette fraude ?

— Rien. La fraude n’est qu’une coïncidence — devenue une couverture commode, c’est tout.

— Mais ça se tenait. On comprenait pourquoi Globus agissait en tant qu’exécuteur ; et pourquoi il essayait désespérément d’éviter une enquête de la Kripo. Mercredi soir, j’étais encore sur l’inventaire des tableaux à Schwanenwerder, quand il m’a téléphoné, fou furieux, à votre sujet. Officiellement, vous étiez dessaisi de l’affaire, mais vous veniez d’entrer par effraction chez Stuckart. Je devais me rendre là-bas et vous ramener, ce que j’ai fait. Et je vous assure : si Globus avait eu les mains libres, c’en était fait de vous, illico. Mais Nebe ne voulait rien entendre. Puis, vendredi soir, nous avons trouvé ce que nous pensions être le corps de Luther dans la gare de triage. Pour nous, c’était vraiment le point final.

— Quand avez-vous compris que le cadavre n’était pas celui de Luther ?

— Vers six heures, samedi matin. Globus m’a réveillé chez moi. D’après ses informations, Luther était toujours en vie et avait l’intention de rencontrer une journaliste américaine à neuf heures.

— Il le savait par l’ambassade », affirma March.

Krebs grimaça.

« C’est quoi cette nouvelle connerie ? Il savait grâce à une écoute.

— Ce n’est pas possible…

— Et pourquoi ? Constatez vous-même. »

Krebs ouvrit son dossier et choisit une feuille de papier pelure.

« Transmis d’urgence par nos écoutes à Charlottenburg, dans la nuit. »

March lut :

Forschungsamt Geheime Reichssache

G745,275

23 :51

Homme : Vous dites : Que voulez-vous ? D’après vous ? L’asile dans votre pays.

Femme : Dites-moi où vous êtes.

Homme : Je peux payer.

Femme : (friture)

Homme : J’ai des informations. Certains faits.

Femme : Dites-moi où vous êtes. Je viendrai vous chercher. Nous irons à l’ambassade.

Homme : Trop tôt. Pas encore.

Femme : Quand ?

Homme : Demain matin. Écoutez-moi. Neuf heures. Le Grand Dôme. Les marches centrales. C’est compris ?

Une fois encore il pouvait entendre sa voix ; la sentir ; la toucher.

Dans sa tête, dans un recoin, quelque chose s’enclencha.

Il fit glisser la feuille à la surface de la table. Krebs la rangea dans le dossier avant de reprendre :

« Ce qui s’est passé ensuite, vous le savez. Globus a fait abattre Luther à la seconde où il s’est montré. Pour être honnête, ça m’a choqué. Agir ainsi, dans un lieu public… J’ai pensé : cet homme est fou. Évidemment, je ne savais pas exactement pourquoi il voulait tellement que Luther ne soit pas pris en vie. »