Le sol était chaud contre sa joue, la pierre douce se dissolvait.
Il rêva de son père — son rêve d’enfance —, la silhouette raide de la photo ressuscitée, agitant la main sur le pont du navire, quittant le port, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point minuscule, jusqu’à ce qu’il ait disparu. Il rêva de Jost courant sur place, entonnant son poème d’une voix solennelle : « Tu nourris la bête en l’homme / Qu’elle grandisse… » Il rêva de Charlie.
Mais le plus souvent, il rêvait qu’il était à nouveau dans la chambre de Pili, à cette seconde épouvantable où il avait compris ce que le gosse avait commis par gentillesse — gentillesse ! — , ses bras se tendant vers la porte, ses jambes immobilisées. Et la fenêtre qui explosait, et les mains rudes qui s’abattaient sur ses épaules…
Le geôlier le réveilla en le secouant.
« Debout ! »
Il s’était recroquevillé sur son côté gauche, comme un fœtus ; son corps écorché, ses jointures soudées. La poussée de l’homme réveilla le chien. Il vomit. Rien de son estomac ne pouvait remonter, mais il se contractait quand même, un réflexe du passé. La cellule recula très loin, puis se rapprocha à toute vitesse. On le tirait pour le redresser. Le geôlier s’activa à démêler une paire de menottes. À ses côtés, Krebs, Dieu merci ! Pas Globus.
Krebs le considéra avec dégoût et conseilla au garde :
« Il vaut mieux les attacher par-devant. »
Ses poignets furent immobilisés devant lui, sa casquette fut enfoncée sur sa tête. On le fit avancer, plié en deux, dans le couloir, les escaliers, l’air libre.
Une nuit froide et claire. Les étoiles se déployaient dans le ciel au-dessus de la cour. La lune nimbait d’argent les bâtiments et les voitures. Krebs le poussa à l’arrière d’une Mercedes et s’assit à côté de lui. Il fit signe au chauffeur.
« Columbia Haus. Verrouillez les portes. »
En entendant le pêne glisser pour se mettre en place dans la portière de son côté, March ressentit un vague soulagement.
« Ne vous réjouissez pas trop vite, avertit Krebs. L’Obergruppenführer vous attend. Nous disposons là-bas de moyens plus modernes. »
Ils franchirent les grilles. L’air — pour quiconque pouvait les voir — de deux officiers SS avec leur chauffeur. Un garde salua.
Columbia Haus était à trois kilomètres de la Prinz-Albrecht-Strasse. Les immeubles officiels sans aucune lumière firent bientôt place à des édifices de bureaux délabrés puis à des entrepôts dont les baies étaient condamnées par des planches. La zone autour de la prison devait être rénovée depuis les années cinquante. Les bulldozers de Speer avaient çà et là effectué des incursions destructrices. Mais les fonds n’avaient pas suivi et finalement rien n’avait été construit en remplacement des immeubles détruits. Les terrains à l’abandon baignaient dans la lumière bleuâtre, comme des coins perdus d’un antique champ de bataille. Au bout des rues sombres qui subsistaient, les colonies populeuses de Gastarbeiters de l’Est avaient trouvé à se loger.
March s’était étendu au maximum, la tête contre le dossier du siège de cuir. Krebs se pencha soudain vers lui en criant :
« Oh, merde, bordel ! (Il se pencha vers le chauffeur.) Il se pisse dessus ! Garez-vous. » Le chauffeur jura et freina brusquement. « Les portes ! Ouvrez ! »
Krebs sortit, fit le tour et tira March hors de la voiture.
« Vite ! On n’a pas toute la nuit ! (Et au chauffeur.) Une minute. Laissez tourner le moteur. »
March se sentit poussé en avant, trébuchant sur les gravats, jusqu’au bas d’une ruelle, sous le porche d’une église désaffectée. Krebs le libérait de ses menottes.
« Vous êtes verni, March.
— Je ne comprends pas… »
Krebs expliqua :
« Vous avez un tonton gâteau. »
Tap, tap, tap. Dans l’obscurité de l’église. Tap, tap, tap.
« Vous auriez dû venir chez moi tout de suite, mon garçon, dit Artur Nebe. Vous vous seriez épargné ce calvaire. »
Il frotta la joue de March du bout de l’index. Dans l’ombre opaque, March ne distinguait guère les détails de son visage, à peine une tache pâle indistincte.
« Prenez mon Luger. »
Krebs pressa le pistolet dans la main gauche de March.
« Prenez ! Vous m’avez tendu un piège. Vous avez pris mon arme. Compris ? »
Il rêvait ? Sûrement. Mais le poids du Luger semblait assez réel…
Nebe parlait toujours, d’une voix grave, insistante.
« Oh, March, March ! Krebs est venu chez moi ce soir. Sous le choc ! Totalement traumatisé ! Il m’a expliqué ce que vous aviez découvert. Nous nous en doutions tous, évidemment, mais sans les preuves. À présent vous devez les faire sortir. Pour notre salut à tous. Vous devez arrêter ces salopards… »
Krebs l’interrompit.
« Excusez-moi, Herr Oberstgruppenführer. Notre temps est pratiquement écoulé. (Il montra du doigt :) Là, March. En bas. Vous voyez ? La voiture. »
Garée sous un réverbère démoli, tout au bout de la ruelle, March distinguait seulement une forme basse ; puis il entendit le bruit du moteur.
« C’est quoi ? »
Ses yeux allaient de l’un à l’autre.
« Allez jusqu’à la voiture. Nous n’avons plus le temps. Je compte jusqu’à dix et je crie.
— Ne nous faites pas faux bond, March. (Nebe lui pinça la joue.) Votre oncle est un vieil homme, mais il espère vivre assez longtemps pour voir pendre ces crapules. Allez. Sortez les papiers, faites-les publier. Nous risquons le maximum pour vous donner une chance. Saisissez-la. Allez-y ! »
Krebs dit :
« Je compte. Un, deux, trois… »
March hésita, se mit à claudiquer, puis à courir. La porte de la voiture s’ouvrait. Il regarda derrière lui. Nebe s’était fondu dans le noir. Krebs mettait ses mains en porte-voix et se mettait à appeler.
Il accéléra tant bien que mal. De la voiture, une voix familière l’appelait :
« Zavi ! Zavi ! »
Führertag
Le chemin de fer jusqu’à Cracovie se poursuit au nord-est vers Auschwitz (348 kilomètres de Vienne), ville industrielle de 12 000 habitants, ancienne capitale des duchés des dynasties Piast de Auschwitz et Zator (Hôtel Zator, 20 chambres), d’où une ligne secondaire, par Skawina, rejoint Cracovie (69 kilomètres en trois heures)…
1
À minuit, les cloches sonnèrent à toute volée pour saluer le grand jour. Plusieurs conducteurs, en les croisant, les saluèrent à coups d’appels de phares et de klaxon, laissant un magma sonore suspendu dans leur sillage. Les sirènes des usines se répondaient d’un bout à l’autre de Berlin, comme des trains en attente.
« Mon pauvre vieux, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »
Max Jaeger essayait de se concentrer sur la route, mais en permanence, avec une fascination horrifiée, sa tête se tournait vers le siège du passager à côté de lui.
Il n’arrêtait pas de répéter :
« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »
March flottait dans un brouillard indécis, peu fixé sur les limites du rêve et de la réalité. Il s’était à moitié retourné pour regarder derrière eux.
« Où allons-nous, Max ?
— Dieu seul le sait. Où veux-tu aller ? »
La route, par la lunette arrière, était libre. March se redressa précautionneusement pour regarder Jaeger.
« Nebe ne t’a rien dit ?
— Nebe m’a dit que tu saurais. »
March tourna la tête, fixant sans les voir les façades qui défilaient. Il pensait à Charlie, à la chambre d’hôtel à Waldshut. Éveillée, seule, l’attendant. Il avait devant lui un peu plus de huit heures. Avec Max, et les Autobahnen pour eux seuls, il y arriverait probablement.
« J’étais au Markt, expliquait Jaeger. Vers neuf heures, le téléphone sonne. L’oncle Artur. “Sturmbannführer ! March est un ami pour vous ?” “Je ferais tout pour lui”, je lui réponds. À ce moment, tout le monde savait où tu étais. Lui, très calme : “Parfait, Sturmbannführer. On verra si vous êtes un véritable ami. Kreuzberg. Le coin de Axmann-Weg, au nord de l’église abandonnée. Attendez, de minuit moins le quart à minuit et quart. Et pas un mot à quiconque, ou à l’aube vous êtes dans un KZ.” C’est tout. Il avait raccroché. »
Le front de Jaeger luisait de sueur. Ses yeux continuaient à aller de la route à March et inversement.
« Merde, Zavi. Je ne sais pas ce que je fais. J’ai la trouille. Je vais vers le nord. C’est bon ?
— Très bien.
— Pas content de me voir ?
— Très content. »
March se sentit défaillir. Il gigota sur son siège, baissa la vitre de sa main gauche. Au-delà du vacarme du vent et des pneus : un bruit. C’était quoi ? Il sortit la tête et regarda en l’air. Il ne voyait rien, mais il l’entendait. Le bourdonnement d’un hélicoptère. Il releva la vitre.
Il pensa à la transcription de l’appel téléphonique. « Ce que je veux ? D’après vous ? L’asile dans votre pays… »
Les cadrans et les jauges du tableau de bord brillaient doucement dans l’obscurité, produisant un reflet vert diffus. La garniture sentait le cuir neuf.
« Où as-tu eu la voiture, Max ? »
C’était une Mercedes, dernier modèle.
« À la permanence, Werderscher Markt. Splendide, hein ? Réservoir plein. On va où tu veux. N’importe où. »
March se mit à rire. Ni très fort ni très longtemps, à cause de la douleur à ses côtes.
« Oh ! Max, Max. Nebe et Krebs mentent si bien, et tu es si nul ! J’ai presque de la peine pour eux : faire équipe avec toi ! »
Jaeger regardait droit devant lui.
« Ils t’ont farci de drogues, Zavi. Ils t’ont battu. Tu délires, crois-moi.
— N’importe quel autre chauffeur, j’aurais pu tomber dans le panneau. Mais toi… Dis-moi, Max, on n’a personne au cul ? J’imagine que si on file une bagnole rutilante bourrée d’électronique et émettant un joli signal, on n’a plus à se compliquer la vie pour lui coller au train. Surtout si on peut se faire doubler par un hélico.
— Je risque ma peau, pleurnicha Jaeger, et voilà ma récompense. »
March tenait le Luger de Krebs dans sa main — la gauche, l’impression était bizarre. Il réussit à enfoncer le canon dans les plis épais du cou de Jaeger.
« Krebs m’a filé son arme. La petite touche finale, pour l’authenticité. Pas chargée, j’en suis à peu près certain. Mais es-tu prêt à prendre le risque ? Non, je suppose. Garde ta main gauche sur le volant, Max, et tes yeux sur la route. Main droite : donne-moi ton Luger. Pas de gestes brusques.
— T’es devenu complètement marteau. »
March accentua sa pression. Le canon glissa sur la peau en sueur et alla se coller sous l’oreille de Jaeger.
« Bon, très bien… »
Jaeger lui donna le pistolet.
« Bravo. À présent, je pointe celui-ci sur ta grosse panse, Max. Tu tentes quoi que ce soit — quoi que ce soit, Max ! — et je t’envoie une balle. Si tu as un doute, réfléchis ; même toi tu devrais comprendre que je n’ai plus rien à perdre.
— Zavi…
— Ta gueule Continue sur cette route, jusqu’à l’Autobahn annulaire. »
Il espérait que Max ne verrait pas le tremblement de sa main. Il posa le Luger sur ses genoux. Tout se passait bien, se dit-il. Vraiment bien. Ils ne l’avaient pas encore arrêtée. Ils ne savaient pas où elle était. Sinon, ils ne se seraient jamais embarqués dans une manœuvre aussi foireuse.