— Pourquoi ? demande-t-elle d’un ton et avec un air buté. Vous savez : je ne suis plus vierge depuis longtemps !
Depuis longtemps ! J’en bave des rondelles de fromage mou coupées à la scie circulaire.
— Quel âge avez-vous donc, mon petit cœur ? demandé-je, bien que le sachant déjà, mais ayant besoin de me le faire confirmer.
— Dix-sept, montre en main, me dit-elle. Vous voyez bien que je ne suis plus une enfant !
— C’est bien à cause d’à cause, ma poulette ; moi, mon funeste penchant, ce sont les jeunes, dix-sept ans c’est déjà le début de la décrépitude, fais-je avec un sérieux qui l’époustoufle. J’ai pas d’aptitude pour les mémés, Angélique, sauf le respect que je dois à votre grand âge.
— Alors, là, vous poussez ! bégaie-t-elle.
— Mieux vaut jouer cartes sur table, ma pauvre amie, réponds-je. Je serais obligé de dominer une répulsion naturelle et je ne suis pas certain d’arriver à un résultat. Pourquoi risquer une humiliation réciproque, hein ? Je sais bien que vous en avez vu de dures ! Et c’est ce qui m’impressionne…
Elle a un pauvre sourire de petite fille incrédule.
— Vous plaisantez…
— Mais non, Angélique… Simplement je vais jusqu’au bout de ma franchise ! J’ai remarqué qu’il valait toujours mieux assainir une situation avant qu’elle ne se détériore.
Alors, là, c’est la grosse crise. La petite femelle regimbe. Elle explose. Elle me dit que je suis un pauvre, un sale, un triste type ! Elle me traite de complexé, de déphasé, d’obsédé sexuel, de déréglé, de dégénéré, de flic. Le grand mot ! Ça finit toujours par ressortir. Un Israélite, on finit toujours par le traiter de juif un jour ou l’autre, même lorsqu’on est foncièrement pro-sémite. Avec un poulet c’est du kif : on le traite de perdreau lorsqu’on a déballé toutes les épithètes malsonnantes.
Ça jaillit tout seul : « Espèce de sale flic ! »
L’ayant balancé, la môme Angélique se sauve en courant. Je l’entends cabrioler dans l’escalier. En bas, la porte claque plus fortement que naguère, lors du départ d’Ambroise.
« Mon cher San-A., me dis-je avec ce rien de gravité qui sied lorsqu’on se dit des choses sérieuses, mon cher San-A., tu viens de refuser une superbe occase et t’as le légumineux flétri par la déception, mais ton âme possède l’éclat du neuf : au diantre ces concessions charnelles qui vous ravalent au niveau de l’animal. Il y a de la grandeur dans le refus plus encore que dans l’acceptation. Cette mignonne te faisait le don de sa personne et toi, magnanime, tu as su repousser la convoitise d’en dessous, alors, du fond du cœur, je te crie : bravo, San-Antonio ! »
Voilà. Ragaillardi par cette citation à l’ordre du calcif Éminence, je décide de me zoner en attendant le bon vouloir du fantôme. Il est minuit et j’ai idée qu’il doit commencer à s’impatienter. Car, vous le remarquerez, un fantôme se manifeste surtout pour les vivants qui sont couchés dans le noir. C’est bourré d’habitudes, un revenant, ça a même des marottes. Et le progrès, dans leur autre monde, va lentement. Il n’y a pas tellement longtemps qu’ils ont changé d’uniforme et moulé le suaire pour la forme-humaine-éclairée-de-l’intérieur… Et le bruit de chaîne, tenez ; avant la dernière guerre il était encore à la mode. Faut les comprendre : ils ont l’éternité devant eux. De ce fait, il est inutile qu’ils se bousculent. C’est nous autres, les vivants, qui sommes talonnés par le temps. Alors on se dém… d’inventer. On a abominablement conscience de notre précarité. Chaque minute qui passe sans invention nouvelle est une minute foutue. Nous avons un petit digest d’éternité de longueur variable, s’agit de condenser à bloc.
Pas en perdre une miette. Le fantôme, lui, est un mec arrivé. Définitivement. Bien entendu qu’un jour il se manifestera autrement : en Cadillac ou en soucoupe volante, avec des costars de tweed ou des combinaisons de cosmonautes.
Mais il se bouscule pas pour arriver. Il est au-dessus (ou plutôt au-delà) de ça !
Donc, je me pieute dans le plumard Louis XIII et j’éteins la calbombe pour voir venir, ce qui est amusant, convenez-en ! Mais le sommeil tarde. Pas que je sois z’ému, voire troublé, oh que non ! Simplement je gamberge à la vie… Sa ronde folle, son enchaînement saugrenu… Je pense à Félicie qui doit dormir déjà de son sommeil du juste, dans la ferme. Et puis aux Béru, gavés de garçon et fille de ferme. Ce qu’ils sont organiques, ces deux gorets ! Bâfrer, bouillaver, pioncer… Dans le fond, c’est chouette, la bête. Ça possède des goûts simples, faciles à assouvir. Ici-bas, moins on gamberge, mieux on se porte. Qu’est-ce que c’est, l’autre apôtre de la culterie qui dit : « qui bien se pèse bien se connaît, qui bien se connaît bien se porte ». Une drôle de patate, je vous jure ! Un bel atrophié de la mansarde. C’est le contraire qui est vrai : qui mal se connaît bien se porte ! Est tout à fait heureux le gars qui s’ignore totalement, qui ne s’est jamais entendu causer de lui, qui dégouline le long de sa vie comme la pluie le long d’une gouttière. Béru en est le prototype. C’est le pape du matérialisme…
Je ferme les yeux. Mais non : ça ne vient pas. Morphée est en retard au rembour. Alors je les rouvre. L’immense chambre est complètement noire. Je remarque qu’on a aveuglé les interstices des volets. C’est l’obscurité la plus opaque.
Je souris.
Non, mes mecs, les revenants ça n’existe pas, faut être logique.
C’est à cet instant qu’une longue modulation s’échappe d’un tuyau de l’orgue.
CHAPITRE IV
Quand j’étais mouflet, mon père m’emmenait à la pêche dans un étang qu’il avait loué. On passait des heures dans une barque à fond plat, à mater l’immobilité décourageante d’un gros bouchon rouge cerclé de blanc. À la longue, ça m’hypnotisait, cette minuscule bouée. Je la voyais jamais s’enfoncer. Pourtant il attrapait des tanches, P’pa. Et même des belles. Mais le hasard voulait que je n’eusse pas les yeux sur le bouchon au moment critique. Lorsque mon dabe s’affairait et bramait « filochon ! », c’était déjà trop tard pour le coup d’émotion. Mon passe-temps, c’était de regarder des bulles qui surgissaient du fond des eaux verdâtres. Ça produisait une légère émulsion entre les joncs. Et puis, ayant atteint la surface, ça crevait silencieusement.
Je sais pas pourquoi, mais cette plainte du tuyau d’orgue me fait évoquer la pêche de jadis. Ce sont des bulles sonores… Elles grimpent au sommet du tuyau et éclatent en sortant. Pour vous préciser le bruit, ça ressemble un peu aussi à un type qui tète sa pipe éteinte pour s’assurer que le conduit n’est pas bouché.
J’attends encore un peu… Le silence est revenu. Mais un silence tendu, artificiellement pétrifié. On sent que ça mijote à l’intérieur… Effectivement, moins de vingt secondes plus tard, le même bruit recommence. Je m’appelle au calme, je me convoque pour les recommandations ultimes, les exhortations à la sagesse.
« Mon vieux San-A., me dis-je (car je peux me permettre certaine familiarité avec moi-même, vu que je me suis toujours connu) mon vieux San-A., te laisse pas mousser la boîte à idées, sinon tu seras bientôt bon à faire tourner les tables ou à ligoter des présages dans du marc de caoua. Garde la tête sur les épaules, et garde-la froide, mon chérubin (je m’appelle quelquefois mon chérubin, en souvenir de l’époque où nous allions à la maternelle ensemble).
Voilà pourtant que les bruits se répètent, mes amis, qu’ils varient. On ne peut pas dire que les orgues jouent toutes seules, car les sons qui s’en échappent ne sont pas à proprement parler mélodieux, mais elles font du bruit. Pas question du largo de Haendel, ça reste évasif comme musicalité.