Je me dis illico qu’un fantôme invisible ne laisse pas de traces de pas, une empreinte de pied nécessitant un volume et une masse. Exact ? Et je poursuis en songeant que si un revenant produisait des traces de pas en se déplaçant, il serait ridicule qu’il soulignât celles-ci en les imprimant dans de la poussière blanche. Re-exact, je suppose ? Conclusion, cette poudre blanche me paraît plutôt être de la poudre-aux-z’yeux.
Fort de cette conclusion, je saute du plumard et me file à quatre pattes pour étudier la nature de la poudre. Je la touche, la grume et découvre que c’est tout couennement de la farine de froment. Aurais-je affaire à l’ectoplasme du général Boulanger ?
Maintenant, il s’agit de pousser l’enquête et d’étudier d’un peu plus près les empreintes de nougats.
De toute évidence, ce sont des souliers d’homme qui les ont produites. Des targettes d’assez belles dimensions d’ailleurs. Le fantôme doit chausser au moins du 44 fillette. Tenez, en passant, ça me rappelle la blague du type qui entre chez un chausseur et lui demande une paire de pompes 41. Le marchand lui regarde les pinceaux et lui dit : « Mais monsieur, vous chaussez au moins du 43 ! » — « Ça ne fait rien, répond l’autre, donnez-moi tout de même du 41. » — « Mais pourquoi ? » bredouille le marchand de targettes. Alors le type explique : « Écoutez, mon vieux : ma femme est une vraie radasse qui me trompe trois fois par jour, mon petit garçon est en sana ; ma grande fille est enceinte et je suis au bord de la faillite ; mes seuls moments de bonheur, c’est quand je me déchausse. »
Ces traces de ribouis sont irrégulières. Aucune n’est vraiment totale, ce sont surtout des bouts d’empreintes. Je les caresse d’un bout d’index infiniment tactile, comme en possèdent les mandarins curaçao chinois. Ce que je pensais se produit : elles sont un tantinet poisseuses. Je me marre. Pas mal combiné. Le zig qui a mis ce tour de passe-passe au point n’a pas un peloton de ficelle à la place du cerveau, moi je vous le dis. Son seul tort, c’est de chiquer à ce petit jeu avec San-Antonio, voilà tout.
Si ce que je suppose est vrai, il devrait y avoir un trou au ras de la plinthe sous la fenêtre. À priori, on n’aperçoit rien, mais a posteriori, je constate qu’un nœud du bois bouge comme une dent creuse lorsqu’on appuie dessus.
Je continue ma pression et il s’enfonce dans l’épaisseur du mur. Alors tout est clair, net, précis pour cette vaste intelligence San-Antoniaise. Mon sens inné de la déduction pulvérise le pseudo-mystère en moins de temps qu’il n’en faut à un œuf-coque pour se travestir en œuf dur.
Je vais vous dire ce qui fut manigancé, mes biches, et alors vous comprendrez que votre valeureux San-A. mérite bien l’estime que vous lui portez et les caresses savantes que vous lui prodiguez. Un petit dégourdoche a pris une paire de pompes, a légèrement enduit leurs semelles d’une fine couche de gomme arabique très fluide et a imprimé celle-ci sur le plancher dans le sens fenêtre-plumard. Ces empreintes étaient invisibles sur le parquet ciré, vous mordez ? Bien. Tout à l’heure, le malin en question a coupé le courant en baissant l’interrupteur. Il a appliqué une échelle contre le mur de la maison « hantée », juste sous la fenêtre et, au moyen d’un long tire-bouchon, a retiré le nœud de bois de la plinthe à travers un trou préalablement pratiqué dans le mur. Vous me filez bien le train, les bergères ? Et vous aussi, les matous ? Banco, je poursuis. Le quidam astucieux était muni d’un soufflet empli de farine. Il a introduit la pointe de l’instrument dans le trohu et a propulsé sa farine dans la pièce. La poudre a formé au ras du plancher comme une tornade blanche, n’est-ce pas ? Et elle s’est agglomérée sur les surfaces gommarabiquées, soulignant de la sorte les empreintes, les tirant du néant illusoire où elles mijotaient.
Je me reloque en vitesse et je dévale cinq à sept (on ne se refait pas) l’escalier. Au lieu de sortir par la lourde principale, je vais ouvrir une des portes-fenêtres du grand salon et je m’évacue par le côté ouest de la maison, lequel est situé exactement à l’opposé du côté est. Vu ?
J’attends un instant, écoutant les bruits de la night avec attention. Un crapaud raconte sa vie à une crapaude, tandis qu’un hibou crie à une chouette : « Viens chez moi, je te mettrai un « x » au pluriel. » Mais d’autres bruits me parviennent de la ferme, humains ceux-là, donc déplaisants. Je me rabats en direction de leur source. Parvenu dans la cour, j’avise de la lumière dans une pièce du premier. La fenêtre est ouverte et des éclats de voix qui, pourtant, se veulent étouffés, en jaillissent. Je reconnais l’organe d’Ambroise. M’est avis qu’il est en train de passer une avoinée sérieuse à sa grande fille. « Espèce de sale traînée, putasse, coureuse, je te vas foutre en pension ! » gronde le paternel. « Aller rejoindre un homme dans sa chambre au milieu de la nuit, faut être la dernière des morues ! »
— Je voulais voir le fantôme ! plaide Angélique.
— Le fantôme qui se cache dans son pantalon, eh ! fille de rien, misérable, dévergondée ! Tu croix que je t’ai pas entendue quand tu lui proposais des horreurs !
Je tique devant les impropriétés de termes d’Ambroise. En effet, je tiens à préciser qu’aucun fantôme ne demeure dans mon futal et je ne pense pas que les trésors que m’offrait la jouvencelle puissent être qualifiés d’horreurs.
J’abandonne mon poste d’écoute, car je répugne à tendre l’oreille comme le premier valet de chambre venu. Je vais piquer une échelle dans la grange et me grouille de l’appliquer contre le mur de ma chambre, exactement sous la fenêtre. Dix sur dix, San-Antonio. Que dis-je ! Vingt sur dix, non cent A. T’avais vu juste, gars ; tout y est : le trou, les éraflures produites par la précédente échelle dans le crépi de la façade, et jusqu’à des traces de farine sur le mur.
Je m’apprête à redescendre lorsqu’une voix hargneuse s’élève sous mes pieds.
— Tu joues à chat perché, Mec, ou si tu comptes repeindre les volets ?
Bien que l’obscurité me dérobe le poste émetteur, je l’identifie sans mal : Béru-le-nocturne.
Je me laisse couler au bas de l’échelle et je me trouve devant un Alexandre-Benoît pas très frais, qui sent le gibier comme tous les Bérurier au sortir de leur lit. Il porte une veste de pyjama trouée aux coudes, fripée au col, tachée de partout et trop courte pour que la décence y trouve son compte.
— Je savais pas que t’étais somnibule, néologise mon ami.
Je suis frappé par son œil sévère. C’est rarissime que le Gros électrise du regard. Il a des yeux dégoulinants de mansuétude, Béru, ordinairement. Une bonté comateuse, qui fait songer à de gros fruits mûrs chauffés par le soleil… En ce moment, l’agressivité qui lui sort des prunelles est inquiétante.
— T’en fais une bouille, l’attaqué-je, qu’est-ce qui t’arrive, ta bobonne t’a refusé ses faveurs ?
— Écoute, San-A., déclare mon ami d’un ton qui cherche à se contenir mais qui n’y parvient pas, j’aime pas que tu chérasses dans les Bergougnan.
— À savoir ? riposté-je.
— À savoir, mon pote, que quand t’est-ce que je te fais inviter, je tolère pas que tu t’en prenasses à la jeune fille de la maison !
— Vas-y. déballe, je trierai.
— Je roupillais lorsque la voix de mon cousin m’a réveillé. Il s’en prenait à Angélique comme quoi elle serait été te retrouver dans ta carrée, exact ?