Je frappe encore, sans tenir compte de son intervention, mais sur toute la surface, le pan de mur est plein.
— Est-ce t’es con vaincu, maintenant ? demande Béru en bâillant tellement fort qu’on se croirait dans la ménagerie du cirque Pinder après que les lions aient eu leur ration de phénergan.
— Je le suis, admets-je.
Comme pour me donner tort, un long cri retentit. Nous tressaillons tous et les deux garçons de ferme se réveillent. Chose surprenante, le cri est beaucoup plus distinct, plus présent que les précédents. Il se répète, infini, déchirant. Je colle mon oreille contre le mur. Pas de problème, ça part de derrière.
— Bonté divine ! m’exclamé-je, comme dans les romans où l’auteur est bien élevé, écoutez un peu !
Le Mastar et son cousin m’imitent. Nous voici tous les trois, la joue plaquée à la cloison, écoutant jusqu’aux limites de nos tympans, à nous en arracher les trompes d’Eustache.
— Ça, alors, bégaye Ambroise…
— On dirait franc qu’il y a quéqu’un derrière, convient Bérurier, en homme sachant reconnaître ses erreurs, même lorsqu’il n’est pas certain d’en être le père !
— Ambroise, décidé-je, nous allons percer ce mur ! Envoyez chercher du matériel.
— C’est que, bredouille-t-il avec effarement, le propriétaire…
— Qu’importe, puisque lorsque nous aurons remis l’orgue en place, ça ne se verra pas.
Ce dernier argument le décide. Il ordonne à ses mercenaires de quérir des outils appropriés et. sans plus attendre, armé de mon fameux couteau suisse, je me mets en devoir de gratter le papier peint. Celui-ci tapisse des pierres aussi unies que des briques et jointoyées assez large. Mes compagnons, s’aidant, Ambroise d’un opinel et Béru de son dentier, raclent à l’unisson. Qui nous verrait nous prendrait pour de gentils peintres en bâtiment préparant un travail urgent. On gratte, on grignote, on griffe, on grappille, on graffite, on dégrade, on gravate, on gravite, on aggrave, on burgrave. Le papier déjà soufflé par l’humidité « vient bien ». Les copeaux s’accumoncellent, selon Béru, sur le parquet. Ce qui nous encourage, nous donne la persévérance, nous dope, ce sont ces cris qui continuent, lamentables et tragiques. Je les trouve humains, maintenant qu’ils sont plus proches, plus audibles.
En un peu moins de pas beaucoup de temps, nous avons déblayé trois ou quatre mètres carrés de papelard autour de l’anneau. Je stoppe cette première tranche de travaux afin de considérer le résultat dans son ensemble. Tout de suite, une chose est sautante-aux-yeux : sur une certaine surface, les joints ne sont pas de la même couleur, et les pierres n’ont pas le même assemblage impeccable.
— Regardez, messieurs, dis-je en suivant le contour incertain de cette partie du mur : on a pratiqué une brèche ici, et on l’a rebouchée en utilisant un ciment beaucoup plus clair.
— Exaquete ! fait Bérurier.
Ambroise gratte l’un des joints postérieurement exécutés avec la pointe de son ya.
— En tout cas, déclare-t-il, le type qui a rebouché la brèche n’était pas du métier.
— Pourquoi ? je demande, intéressé.
— Il n’a pas su gâcher son mortier, regardez comme ça s’effrite. On dirait de la pierre pourrie…
Ses péones amènent des broches d’acier et des marteaux. Cette fois, c’est le fermier qui prend la direction des opérations. Il indique aux valets où ils doivent desceller, lui-même met la main à la pâte et ça se met à cogner sec au bout de pas longtemps et même d’un peu moins.
Le heurt des marteaux paraît affoler l’esprit. Maintenant, ses cris semblent indiquer la terreur. Ce sont ceux d’un être que l’on met en joue et qui ne veut pas mourir. Je crois même déceler un « non ! » dans ces vagissements lamentables.
En dix minutes, la première pierre de taille se met à branler comme les ultimes molaires de Béru. Ça stimule nos maçons, lesquels redoublent d’énergie.
Ils s’évertuent avec vigueur. Blancs comme des pierrots, ils sont, les pauvres diables. La poussière de ciment, délayée par leur abondante sueur, forme des masques qui accentuent leurs expressions imbéciles. L’intelligence, c’est avant tout une certaine mobilité du visage.
— Minute ! déclare tout à coup Ambroise, promu conducteur des travaux.
Il tâte la pierre, comme un toubib palpe un ventre douloureux.
— Elle est à point ? demandé-je.
— Je pense qu’on peut la retirer maintenant, elle est complètement descellée.
Ils piquent la pointe de leurs broches entre les joints et se mettent à titiller le bloc. Il remue et se déplace comme naguère se déplaçaient les orgues : millimètre après millimètre.
Bientôt il se trouve en saillie et il est plus aisé de s’en saisir…
— Logiquement, dis-je, vous devez déboucher dans la grange, n’est-ce pas ?
— Ben, il me semble, grogne Ambroise.
Il se produit un énorme « baouing ». C’est la pierre qui vient de chuter sur le plancher (lequel plancher, par une merveilleuse utilisation des surfaces planes, constitue le plafond d’en dessous).
Ambroise s’approche du trou d’environ quarante centimètres de haut sur soixante de long ainsi pratiqué. Il recule brutalement :
— Quelle horreur ! fait-il.
Je n’ai pas le temps de lui demander la raison de cette exclamation. Une odeur effroyable me fouette les trous de nez. Vous en donner la nature m’est impossible tant elle est féroce, insupportable, et variée. Ça pue à la puissance mille ! Il y a de tout là-dedans : des remugles de fosse d’aisance et de charnier ; de sauvages exhalaisons, d’indicibles senteurs qui malmènent le sens olfactif.
— C’est pas la grange, bredouille Ambroise. On dirait un puits…
Je me colle le tire-gomme devant le nez et je m’approche de l’orifice avec ma lampe. Je passe la tête par le trou en me retenant de respirer, ensuite de quoi je glisse ma main qui tient la lampe dans l’intervalle restant et, tant bien que mal, j’oriente le faisceau vers les redoutables profondeurs.
Au début je ne vois rien, sinon un conduit sombre d’un mètre sur deux environ, tapissé de toiles d’araignées. Malgré le mouchoir, l’odeur, l’insoutenable odeur me pénètre, m’investit, me transforme en charogne.
Et puis, le rond de lumière blanche s’immobilise, ce qui n’est pas aisé, car ma main tremble.
Je vois.
Mes cheveux se hérissent, mes yeux s’exorbitent, un cri effroyable retentit, rendu plus caverneux par le conduit.
Je lâche ma lampe qui tombe comme une météorite dans le gouffre, s’y écrase et s’anéantit.
CHAPITRE VI
Tels que je vous connais, vous devez chocotter vilain, mes frères ! Vous point-d’interrogationner le ciboulard, et vous mettre l’aqueux en trompette, pas vrai ?
Franchement, je voudrais pas en remettre, mais y a de quoi ! Il m’arrive parfois de forcer un peu sur le descriptif, de ciseler des épithètes-choc pour vous plonger dans un bain de frissons ; mais alors là, croyez-moi, je me retiens plutôt. La situation est telle qu’il faut cramponner son Littré pour tâcher de trouver des adjectifs corrosifs pour vous la décrire.
Ça serait pas l’immonde odeur qui continue de nous fouetter les naseaux, je me dirais que j’ai eu une hallucination, des vapeurs, un étourdissement. Je vous parole-d’honneure que ma raison branle au manche comme un panache de barbe-à-papa sur son bâtonnet. Une violente nausée me secoue l’alambic, je cours jusqu’à la fenêtre dont je défonce les volets d’un coup de panard (elle est basse et je suis souple) afin de respirer un grand coup l’air paysan autant que nocturne. La bonne odeur de ferme me revigore. J’en reprends à pleins soufflets.