Il me braque ses lunettes en pleine bouille. Elles captent des reflets et on dirait soudain qu’il a deux pastilles de verre à la place des yeux.
— En effet, pourquoi ?
Un court instant, je balance pour savoir si je lui raconte le bigntz de la nuit. Et puis je décide que non. Quand on veut conserver un secret, le meilleur moyen, c’est de n’en pas parler, hein ? Je crois que mon raisonnement se tient ?
— Il y a longtemps que vous avez cette propriété à charge ?
— Plus de trente ans ! Pourquoi ?
Je prends un malin plaisir à négliger les « pourquoi » qu’il me croasse. Je ne suis pas ici pour parler, mais pour écouter. Les explications, je viens pas les apporter, je viens les chercher, faut être logique !
— Pouvez-vous m’en donner l’historique ?
Il hausse les épaules.
— Jadis c’était une ferme, avec des corps de bâtiment à n’en plus finir. Le propriétaire, un riche fermier, est mort tragiquement. On l’a retrouvé pendu. Meurtre ou suicide, on ne sait. Quelques années plus tard, sa femme est devenue folle et la propriété a été vendue aux enchères. Elle fut alors rachetée par la veuve assez excentrique d’un lord anglais. La dame était russe ou polonaise d’origine, je ne me rappelle plus très bien… Elle avait un grand fils maladif et aveugle…
— Dont les grandes orgues étaient le violon d’Ingres ? coupé-je.
Il a un nouveau miroitement de lunettes, maître Larnacq. C’est un grand type bombé de la poitrine, avec des cheveux gris, un teint à la fois blafard et couperosé. Son front est blême, mais ses joues sont tissées avec de fines veines bleuâtres.
— En effet, je vois que vous êtes au courant ! Pour quelle raison…
— Vous disiez que cette vieille dame anglo-slave avait acheté le Franc-Mâchon, maître ? l’interromps-je inexorablement.
— Elle a fait faire de grosses transformations afin de diviser les bâtiments en maison de maître et en ferme.
— Ça remonte à quand ?
Il lève ses bras, comme quand un général dit qu’il vous a compris et les repose mollement sur son sous-main.
— Vous pensez, c’est Monsieur mon père qui a dressé l’acte de vente. J’étais son clerc à cette époque…
Par la grande fenêtre aux rideaux méprisés par les mouches, j’aperçois un jardin de province, avec une treille, un bassin moussu, des rosiers, un vieux hangar où sommeille une vieille auto noire… Il doit faire bon être notaire de père en fils dans cette grande maison qui sent la cire et le papier entassé. C’est pas dégueu de devenir un bonhomme papelard et solennel dans cet univers feutré.
— Veuillez continuer, maître.
— Où en étais-je ?
— La dame transforme la maison…
Je fais claquer mes doigts.
— Qui a réalisé les travaux ?
Nouveau mouvement de bras, cette fois pour marquer simultanément l’absence de mémoire et le peu d’importance que revêt cette défaillance mnémonique.
— Alors, là, cher monsieur, vous m’en demandez trop ! Quelque entrepreneur de la région, je suppose.
— La dame a dû prendre un architecte ?
— C’est probable.
Je gamberge un peu. Moi, vous me connaissez ? J’ai des instants de flottement. La vie qui tangue un peu… Je rêvasse. C’est pas du vrai rêve, plutôt un état d’âme. Un état d’âme second, très exactement, au cours duquel mes pensées les plus confuses prennent le pas sur les autres et gomme pendant quelques secondes la réalité.
J’imagine… La ferme qui partait en brioche. Vente aux enchères… Une vieille riche à l’accent rocailleux apprend ça… Elle veut habiter la campagne à cause de son fils… Elle visite le domaine. La solitude de ce plateau lui plaît. Elle achète. Elle…
— Ensuite, maître ?
— Elle a habité le Franc-Mâchon une dizaine d’années. Son fils est mort. Alors elle a revendu le domaine.
— À M. Lachaise ?
Encore un scintillement de lunettes pour marquer sa surprise. Il a l’air de se demander ce que je fiche chez lui, vu que je semble connaître déjà toutes les réponses aux questions que je lui pose.
— En effet, à M. Honoré Lachaise, le fabricant de meubles. Vous ne voulez vraiment pas me dire…
— M. Lachaise a habité longtemps le Franc-Mâchon ?
Il fait la moue.
— Non, quelques années, cinq ou six. Sa famille ne s’y plaisait pas. Car, je ne sais pas si vous êtes au courant de cela aussi, mais…
— La maison est hantée ?
Il renonce désormais à marquer sa surprise. Il se contente de sourire, d’un sourire torve qui découvre de forts bonnes dents d’origine, un peu jaunasses peut-être, mais solidement plantées.
— Le bruit en circule, effectivement.
— Et qu’en pensez-vous, cher maître, de ce bruit ?
Larnacq arrache ses lunettes et souffle sur les verres qui s’embuent. Il les fourbit alors avec une peau de chamois pas plus grande qu’une soucoupe.
— Chacun est libre de croire ou non au surnaturel, monsieur.
— Vous y croyez, personnellement ?
— Je ne pense pas que la chose soit d’importance, élude-t-il.
Bien fait pour ma pomme ! Il se venge à sa façon. D’ailleurs je m’en tamponne qu’il croie ou pas aux revenants, le tabellion.
— Pour en revenir à la famille Lachaise, elle a jugé que la maison était hantée et l’a désertée ?
— Exactement.
— Qu’est devenue alors la propriété ?
— Au bout d’un certain temps, elle a été louée, mais les locataires, impressionnés à leur tour, l’ont fuie, ce qui n’a fait qu’accentuer la réputation fâcheuse de ce domaine. Depuis lors, personne n’habite la maison de maître, à l’exception de quelques amateurs d’émotions fortes qui demandent parfois à M. Lachaise d’y passer une nuit. Les fermiers eux-mêmes sont devenus difficiles à recruter.
— Parlez-moi du dernier.
— Ambroise Parrey ?
— Oui.
Le notaire a son cher mouvement de bras généralesque.
— Que vous en dire ! Sinon qu’il paraît plus endurant que les autres, au point même de vouloir acquérir la propriété.
— Ce qui tendrait à prouver qu’il n’a pas peur des fantômes, lui ?
— Ou du moins, sourit le notaire, qu’il supporte mieux leur compagnie.
Son premier acte de civilité, ce sourire détendu.
— Il a fait une offre ?
— Ridiculement basse, déclare-t-il péremptoirement. Au point que, malgré le discrédit qui s’attache au Franc-Mâchon, je déconseille à mon client de l’accepter.
Il donne une claque impatientée à son sous-main.
— Et maintenant, monsieur le commissaire, déclare-t-il sans ambages, je vous serais reconnaissant de m’exposer les raisons de cette enquête. Jusqu’ici j’ai répondu à toutes vos questions, par égard à votre profession, alors que la mienne exige la plus grande discrétion…
Y a pas : faut lâcher un peu de lest. C’est vrai qu’il n’a pas trop fait de chichis, Larnacq.
— Il se trouve, mens-je effrontément, qu’un mien ami envisage d’acquérir le domaine. Auparavant, bien qu’il ne soit nullement superstitieux, il m’a demandé de faire une petite enquête à propos du fantôme… J’ai commencé par le commencement, c’est-à-dire par dresser l’historique de la propriété. Merci de votre obligeance, maître.
Je me lève et lui tends la main. Il pose dans ma généreuse dextre quatre doigts glacés comme les pieds d’un serpent, réservant son pouce pour un usage que j’ignore.
— Qu’est-ce que vous êtes venu faire ? demande Angélique qui, en m’attendant, a ouvert le robinet à ondes courtes de ma bagnole.