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— La police, pour le patron ! fait-elle à la vieille chouette momifiée.

Ensuite de quoi elle se retire. La mémé continue de tricoter, imperturbablement, sans même nous regarder. Je crois qu’elle compte ses mailles, faut la comprendre.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ? demande-t-elle avec la voix qu’aurait une souris septuagénaire si les souris parlaient et vivaient jusqu’à soixante-dix ans.

Vous parlez d’un aplomb ! Béru et moi on se défrime, sidérés par tant de naïve candeur.

— Considérez que c’est ultraconfidentiel ! m’offusqué-je.

Elle lève ses yeux (tiens, ils sont gris) sur mon effronterie et renifle un petit coup, à vide.

— Confidentiel ou pas, jeune homme, vous ne verrez le patron qu’après m’avoir dit ce que vous désirez, c’est la règle ici !

— Je crois que l’hôtesse vous a précisé que nous étions de la police !

— Et puis après, qu’est-ce que ça change ?

Le Gros n’y tient plus. Vouloir devant lui chahuter la police, c’est pire que prétendre ouvrir sa braguette à coups de rasoir.

— Dites, mémère, interpelle Gras-du-Bide, malgré tout le respect que je dois à vos cent-cinquante ans, j’aime mieux vous prévenir que ça va se gâter si vous employerassiez encore ce ton avec nous.

Elle ne s’émeut pas.

— Je fais mon travail, dit-elle.

Son job, à la mémé, c’est d’être gardien de but dans l’équipe Lachaise. C’est elle qui se tient devant la cage et qui empêche les intrus de marquer des buts. Y a qu’un gorille ou une vieille dame pour être fanatisé de la sorte.

Je m’incline au-dessus de son bureau de bois blanc :

— Voyons, madame, vous savez ce qui va se passer si nous ne sommes pas reçus ?

— Vous partirez ? fait-elle.

Rien de bravache dans son ton ou ses manières. Elle l’a dit : elle fait son travail.

Je ravale ma rogne.

— Oui, madame, je partirai, seulement M. Lachaise recevra dare-dare une convocation et c’est lui qui devra se déranger, vu ?

La tricoteuse hausse les épaules.

— S’il reçoit une convocation, il ira sûrement tout de suite, le patron ne laisse jamais traîner ces choses-là.

Pour le coup, Béru me tire par la manche :

— Tu vois pas que mémère a pété sa crémaillère et que son cerveau fait la poulie folle ! Raconte-lui n’importe quoi t’est-ce, qu’on en finisse.

Une fois de plus la sagesse s’est exprimée par la bouche de Béru. Mais avouez que c’est tartant de se heurter ainsi à ce genre de barrage. L’homme, dès qu’il arrive, que ce soit dans les affaires ou dans les arts, son premier soin est de s’isoler. Il perd le contact, devient une espèce d’événement permanent.

— Eh bien voilà, chère madame, exposé-je, j’aimerais entretenir M. Lachaise de sa propriété du Franc-Mâchon.

Elle acquiesce, ses mains tricotent un petit coup, toutes seules, comme un moteur se paie une séance d’auto-allumage.

— Il est arrivé quelque chose ?

Une idée me vient. Elle vaut ce qu’elle vaut, comme toutes les idées, c’est par la suite qu’on sait à quoi s’en tenir sur leur compte : lorsqu’elles ont fait leurs petits…

— Oui, madame, quelque chose de grave…

Elle arrache une de ses aiguilles du tricot et s’en gratte le chignon, comme on attise un poêle.

— Quoi ?

— On y a découvert un cadavre ! déclaré-je.

— Mais… commence Béru que ce mensonge cueille à froid.

Il reçoit la partie arrière de mon soulier droit sur la partie avant de son soulier gauche, et ce avec tant de force qu’il pousse une clameur d’otarie venant de plonger dans un baquet d’eau bouillante.

— Un cadavre ! murmure la dame ! Alors, là…

— Vous voudrez bien m’annoncer maintenant ? zozoté-je comme un écolier qui sollicite du maître la permission d’aller écrire à l’eau chaude le prénom de sa bonne amie contre l’ardoise des cagoinces.

— Suivez-moi ! fait-elle.

Elle se lève, nous découvrant un énorme fessier et des jambes torses. En claudiquant, elle va pousser une porte qu’on aurait dû déjà repeindre au début des années trente et pénètre sans frapper dans un bureau pas racontable.

Mon regard aigu découvre avec stupeur une pièce au papier noirci par la fumée. Elle est meublée d’une table de cuisine servant de bureau, d’une armoire à glace servant de classeur et de caisses servant de tout. Sur l’une d’elles, un réchaud à gaz de campeur… Sur le réchaud, un plat dans lequel cuisent deux splendides saucisses de Toulouse. Devant le réchaud, surveillant la cuisson de ces demoiselles, un gros vieillard aux cheveux blancs, taillés en brosse. Il est vêtu d’un pantalon fatigué, d’une chemise blanche douteuse et d’un gilet de laine reprisé. Il porte aux pieds de grosses pantoufles fourrées.

— Noré ! l’appelle la standardiste-tricoteuse, un sale coup pour la fanfare, mon petit loup, voilà des policiers qui viennent nous annoncer qu’on a trouvé un cadavre au Franc-Mâchon.

La familiarité de la vieille dame n’est qu’une surprise de plus. Ainsi donc, voici le fameux M. Lachaise, roi du meuble ! Il a des magasins peuplés d’employés galonnés et son bureau est une espèce de taudis où il se fait cuire des saucisses ! Dans le fond c’est sympa, non ? Sa réussite est une chose qui lui est restée extérieure. Ce type s’est fait lui-même, mais sans se défaire, contrairement aux autres industriels. Il est arrivé tel qu’il est parti, sans grimper sur son tas de millions. Bravo, chapeau ! Je lui accorde d’ores et déjà une mention spéciale.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Ninette ? dit-il en fronçant de gros sourcils de griffon.

Bien qu’il s’adresse à la secrétaire, la question est pour moi.

— Asseyez-vous, me dit-il, et racontez-moi ça.

Je cherche un endroit où déposer le fond de mon pantalon ainsi que son contenu et j’opte pour une caisse.

— Votre fermier actuel est le cousin de l’inspecteur Bérurier ici présent.

— Par alliance, prudence le Gros en s’approchant du réchaud.

Il hume le plat et demande :

— Vous ne mettez pas un peu de vin blanc dedans ?

— Je les préfère nature, tranche le père Lachaise.

— Vous avez tort, assure mon valeureux compagnon.

Avec l’impudence qui le caractérise, il coupe une saucisse en deux et dévore l’une des moitiés en soufflant dessus.

— C’est d’autant plus dommage, déclare Bérurier, qu’elles m’ont l’air d’être tout porc de la tête aux pieds, ces saucisses. Où est-ce que vous les achetâtes ?

— J’ai un petit charcutier rue des Martyrs…

— Faudra me donner son adresse, décrète péremptoirement Béru. De nos jours, la saucisse est de plus en plus négligée. Son principal défaut, je vais vous le dire : elle est trop maigre.

Je juge opportun de mettre fin à ses pertinentes considérations sur la saucisse, sa morphologie, sa mission et son destin.

— Je disais donc, M. Lachaise, que votre fermier est le cousin de Monsieur. Il nous a conviés à passer quelques jours chez lui et c’est au cours de notre séjour dans votre propriété que nous avons été amenés à faire une macabre découverte…

Là-dessus, mes louloutes, v’là votre San-A. imaginatif qui débite une jolie histoire… Les orgues jouaient toutes seules, on a voulu en avoir le cœur net. On s’est aperçu qu’il s’agissait d’un courant d’air, provenant d’une large fissure du mur. Le fermier a décidé de réparer la fissure du temps que les orgues étaient tirées. En agrandissant le trou pour mieux le reboucher, il a découvert le fameux conduit. Par curiosité, Ambroise a promené le faisceau de sa lampe dans le fond de la fosse et a aperçu un squelette.