— Oh, je ne pense pas, fait-elle impulsivement.
Puis, se ravisant.
— Quoique, attendez donc…
C’est faible comme dialogue, mais ça me donne de l’espoir pourtant. Elle se lève et quitte la pièce.
Le Gros se déclenche, comme une classe quand le maître sort pour lancequiner.
— Je sens que c’est notre homme, le mec de la fosse ! Tu vas voir, San-A. Tu vas voir… Et je te promets que c’est le toubib qui lui a fait sa joie de vivre…
— Au premier degré, ça paraît très envisageable, en effet, conviens-je, mais pas au second !
— Et pourquoi t’est-ce que ?
— Parce que seul de tous les suspects qui s’accumulent, le docteur Chkoumoune ne pouvait pas connaître l’existence du conduit.
— Et si la fille Lachaise la connaîtrait et lui l’eusse révélée ?
— Tout de même…
— Elle a l’air très gentille, mais, dans notre job, on n’a pas le droit de se fier aux appâts rances, Mec. Elle a peut-être été la complice de son deuxième Jules pour liquider le premier…
C’est pas tellement noix, ce que sort mon Gros. Après tout, pourquoi pas… Pourtant…
— Si elle était coupable, pourquoi nous raconterait-elle, sans y être le moins du monde obligée, cette histoire de chantage ?
— Tu connais pas les gonzesses. Elle se dit que si on est là, c’est pas pour des prunes, et elle préfère chiquer les super-loyales plutôt que d’attendre d’être mise au pied du mur. D’ailleurs, tu penses que ses vioques l’ont déjà appelée pour y annoncer notre visite et lui révéler qu’on avait déniché un cadavre au Franc-Mâchon. Si bien qu’ils se sont mis un petit topo au point avec son guérisseur de chetouilles.
Une fois de plus, force m’est de reconnaître que les arguments de mon éminent collaborateur sont valables.
Mme Chkoumoune radine, tenant une grande photo format 18x24.
— Celle de mon premier mariage, annonce-t-elle. Je l’ai conservée parce que dans ce groupe figurent certaines parentes que j’aimais et qui ont disparu depuis dans un accident.
Je m’empare du bristol glacé et mon regard avide pique droit sur le marié. Il est en jaquette, futal rayé, cravate gris-perlouze. Œillet à la boutonnière. Inutile de nous berlurer davantage : ça n’est pas l’homme du conduit. Ce garçon est jeune, il a de beaux cheveux noirs, très bouclés, une fine barbe à la Van Gogh (d’ailleurs je vous rappelle qu’il se nomme Vincent Dauvers… sur Oise). Son regard est sombre, ironique, pétillant d’intelligence. Mais il y a un je-ne-sais-quoi de veule dans sa personne. Ses joues sont soufflées de façon déplaisante. Décidément, ce type a plus une frime d’assassin que de victime. J’aimerais avoir une conversation avec lui. Va falloir diffuser sa photo à tout va pour essayer de remettre la main dessus. Qui sait où il se trouve maintenant. Peut-être a-t-il réussi un coup fumant en se débarrassant de l’homme du conduit et mène-t-il une existence dorée dans un pays étranger…
— Vous me permettez de conserver cette photographie quelques jours, madame ? Je vous donne ma parole qu’elle vous sera rendue…
— Prenez, prenez, dit-elle aimablement.
— Pourrions-nous maintenant dire quelques mots à votre mari ?
Elle se rembrunit.
— C’est que… c’est l’heure de ses consultations…
— Ce sera l’affaire de trois minutes !
— Le temps de vous faire cuire un œuf, souligne l’inopportun.
Mais cette promesse n’a pas l’air de dissiper l’ennui que lui cause notre requête.
— Voyez-vous, Radada est un homme emporté, explique-t-elle. Il voit rouge dès qu’il est question de mon ancien époux.
— Je saurai être discret, promets-je fermement. Veuillez, je vous prie, nous faire annoncer entre deux clients.
C’est sans réplique et sans bavure ! La jeune femme s’incline.
— Je vais le faire venir ici, promet-elle en sortant.
Nous l’entendons toquer à la porte du cabinet. Voix du mari :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu peux venir un instant, chéri ? Il s’agit d’une affaire urgente.
Bientôt, le nain déguisé en homme presque normal se pointe, la mine féroce. Dans l’encadrement de la porte, sa bonne femme lui chuchote des trucs à propos de qui nous sommes et de quoi on lui veut. Il écoute en inclinant la tête sur le côté, ce qui force sa mémée à se pencher un peu plus. Son visage dégage une réprobation et un dégoût incommensurables.
— Alors vous enquêtez sur ce salopard ! demande-t-il en s’avançant vers nous.
On dirait qu’il va nous cribler de coups bas fulgurants. Ses poings sont tout blancs au bout de ses bras de pingouin.
— En effet, docteur, laissé-je tomber.
— Quel sale coup a-t-il commis ?
— Nous ne sommes encore sûrs de rien, réponds-je. Docteur, il y a cinq ans, lorsque vous avez connu Mme Chkoumoune qui venait tout juste de divorcer, Dauvers a tenté de la faire chanter. Outré, et on le serait à moins, par ces procédés, vous allâtes le voir pour lui faire entendre raison, exact ?
— Exact ! dit le médecin en lançant à sa compagne un regard empli de lendemains qui déchantent.
— Je voudrais seulement que vous nous parliez de cette visite au Franc-Mâchon, docteur.
— Dans quel but ? demande-t-il. En quoi peut-elle vous intéresser ?
J’ai toujours l’inspiration quand il le faut, et au moment où il le faut.
— Nous avons des raisons de penser que Dauvers ne se trouvait pas seul au Franc-Mâchon et que la personne qui vivait en sa compagnie a eu de gros ennuis. Voilà pourquoi votre visite nous intéresse, docteur. Je ne vous interroge pas à propos de votre réaction, non plus qu’en qualité de second mari de Madame, mais en qualité d’unique témoin de sa vie au Franc-Mâchon, comprenez-vous la nuance ?
Cette déclaration le rassérène.
— Je comprends.
— Je vous demande donc de nous relater votre visite…
— J’étais aveuglé par la colère, attaque le médecin. J’avais emporté mon revolver et j’étais prêt à en faire usage si ce voyou…
— Bon, commençons par le commencement : votre arrivée là-bas…
— Il y avait deux voitures devant le perron.
C’est suave, ça. Ça vous coule dans l’oreille comme du Vosne-Romanée dans le gosier.
— Quelles sortes de voitures, docteur ?
— Une petite M.G. décapotable…
— Celle de Vincent, dit la dame.
— Et une Frégate noire immatriculée en Seine-et-Oise, poursuit le médecin. À mon arrivée, Dauvers s’est mis à la fenêtre, alerté par le ronflement de ma propre auto…
— Et alors ?
— Je l’ai prié de descendre ; ce qu’il a fait.
— Comment était-il ?
— En manches de chemise, il était écarlate. J’ai eu l’impression de le surprendre au plus fort d’une discussion.
— Après ?
— Je lui ai craché mon venin. J’ai été bref. Je lui ai révélé qui j’étais, lui ai montré mon revolver et lui ai donné ma parole d’homme que je lui en viderais le chargeur dans le ventre s’il avait le malheur de tenter quoi que ce soit contre Hélène. Avec des gredins de votre espèce, ai-je conclu, on n’a pas le choix des moyens.
— Ses réactions, docteur ?
— Il a paru effrayé. Il a acquiescé sans dire un mot et m’a regardé partir.
— Ça a été tout ?
— Tout !
— Vous n’avez pas aperçu la personne qui se trouvait avec lui au château ?
— Non. Elle ne s’est pas montrée.
— Rien de particulier ne vous a surpris ?
Le médecin plisse les yeux comme pour regarder très loin. À la fin, il hoche la tête.