V. – L’avertisseur
Tout homme digne de ce nom
A dans le cœur un Serpent jaune,
Installé comme sur un trône,
Qui, s’il dit: «Je veux!» répond: «Non!»
Plonge tes yeux dans les yeux fixes
Des Satyresses ou des Nixes,
La Dent dit: «Pense à ton devoir!»
Fais des enfants, plante des arbres,
Polis des vers, sculpte des marbres,
La Dent dit: «Vivras-tu ce soir?»
Quoi qu’il ébauche ou qu’il espère,
L’homme ne vit pas un moment
Sans subir l’avertissement
De l’insupportable Vipère.
VI. – Hymne
À la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
À l’ange, à l’idole immortelle,
Salut en l’immortalité!
Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l’éternel.
Sachet toujours frais qui parfume
L’atmosphère d’un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit,
Comment, amour incorruptible,
T’exprimer avec vérité?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité!
À la très bonne, à la très belle
Qui fait ma joie et ma santé,
À l’ange, à l’idole immortelle,
Salut en l’immortalité!
VII. – La voix
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,
Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)
Te faire un appétit d’une égale grosseur.»
Et l’autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu!»
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,
Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie.
Je te répondis: «Oui! douce voix!» C’est d’alors
Que date ce qu’on peut, hélas! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J’aime si tendrement le désert et la mer;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes:
Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous!»