« Vous vous appelez Beaumont ? » dit la jeune fille.
« Je m’appelais Beaumont, oui », dit Beaumont calmement.
« Eh bien, Beaumont. Je… je penserai à vous. »
« Quand je mourrai », dit Beaumont.
« C’est ça, quand vous mourrez », dit-elle.
Comme il n’y avait plus rien d’autre à faire, ou à dire, et que c’était vraiment le matin, maintenant, Beaumont raccrocha l’appareil. Puis il retourna dans sa chambre, là où régnaient les draps en désordre, les couvertures tachées de cendres de cigarettes, et l’odeur pharmaceutique de l’eau-de-vie. Il marcha autour de sa table, quelques minutes, avec de grosses jambes lourdes de fatigue et des yeux cuisants. À la fin, il s’assit encore sur la chaise, comme il l’avait fait quatre ou cinq heures auparavant, au début de sa douleur. Le matin, cela existait vraiment ; cela avait des bruits de motocyclettes qui démarrent, des klaxons, des cris d’hommes, des lumières blanchâtres et fades, des odeurs de fumée qui perçaient les fenêtres fermées. Un suaire, oui, une espèce de suaire. Sur une carte de visite, où il y avait d’écrit :
Il dessina une petite série de spirales et griffonna quelques mots. C’étaient :
Je suis content d’avoir
connu ces choses
Maintenant je
les aime.
À bientôt.
Beaumont.
Et il se replia à l’intérieur de sa gencive.
Les battements de son cœur, là-bas, au fond de sa poitrine, l’emportaient en rythme à travers ses artères. Chaque coup sourd qui s’ébranlait depuis le plus profond de son corps faisait mouvoir une vague large de sang épais, et cette vague le refoulait en lui-même ; vers un point inconnu, très petit, situé sur le bord de sa mâchoire, et qui portait à peu près tous les signes de la vie. Beaumont devenait minuscule, comme un gant qui s’effacerait à mesure qu’on le retourne. Ses pieds et ses mains entraient dans la dent, par l’émail ouvert, et filtraient vers le fond, en aspirations caoutchoutées. Puis ses jambes, ses bras, son tronc disparaissaient à leur tour. Les épaules et la nuque suivirent, après, lentement et méthodiquement. Les yeux fondirent, les oreilles s’aplatirent et s’anéantirent, comme gommées ; les cheveux, dépeignés, et le front, et le nez, et la bouche, les lèvres lippues, les pommettes, les joues rayées de barbe, toute la face s’éteignait. Cette chair et ces os étaient digérés par une espèce de serpent dégingandé, un vrai boa de six mètres, un intestin vivant qui vivait caché dans sa mâchoire ; le visage n’était plus qu’une bouillie informe, mobile, qui fuyait vers le bas, vers l’orifice, à la manière d’une eau de lessive s’engloutissant par la bonde ouverte d’un lavabo.
Quand il fut installé dans sa dent, au centre d’une aire pulpeuse pleine de sommeil et de peine, Beaumont se sentit extrait de son malheur ; il était lointain et fluctuant, prisonnier d’une petite cage d’ivoire, et avide d’être souffrant dans la souffrance. C’était l’harmonie perdue le jour de sa naissance, et soudain retrouvée sans désir, sans souci, comme s’il avait été condamné par un tribunal d’hommes et de bêtes ; un genre d’hiver blanc et triste, mais où tout était infini, élégant, majestueux. Les chants clairs n’habitaient plus ses oreilles ; il n’avait plus d’oreilles, et il était la chanson. Il était fier de son nouveau corps, celui de dans-la-dent ; il s’amusait à le mouvoir dans tous les sens, pour le seul plaisir de découvrir ce dont il était capable ; il allait sans cesse dans les genres les plus divers, de l’Opéra-Comique au negro spiritual ; il était la trompette bouchée, la clarinette, le saxo-alto, ou bien le craquement sec d’un ongle qu’on casse. Très grand et machinal, comme Albinoni, ou plutôt sec et ramassé, comme Shelly Manne. Des sons de gong, piétinant brutalement sur d’entières surfaces planes, des tubulures, ou bien des ronflements, des gargouillis, des hoquets. Un seul sifflement aigu, dans le genre des criquets tout seuls dans la nuit. Le rythme mou et dur à la fois de la contrebasse, hachant le silence en doubles sons, Charlie Mingus, repris sans cesse l’un sur l’autre, bougeant, échafaudant des gammes, un barrage, puis temps de valse, et pluie de notes descendant simultanément sur deux cordes différentes, et souffle, souffle des poumons qui se déploient, jusqu’à l’union, jusqu’à la jonction, le point A, où, sombrement, dures, très dures, douloureuses, les couples de grondements s’assèchent d’un seul coup, avec un drôle de miaulement qui s’épanouit comme une douche. Ces cris et ces tumultes, qu’il avait choisis, étaient dans le genre d’un bonheur bizarre ; quelque chose d’infini, et pourtant de désespéré, dont il n’avait la maîtrise qu’à contrecœur.
Beaumont, assis dans sa dent, bien au chaud, bien au mal, les deux jambes encastrées dans les rainures des racines, était emporté par un autre mouvement ; celui du souvenir du soleil, par exemple, ou du temps qui presse. Il y avait au centre de sa chanson multiforme comme un animal particulier, un ver à pattes qui ne pouvait mourir. Il gardait avec lui le monde des rumeurs et des lumières, les bruits et la poussière, les rues éventées, le froid, l’épanchement des égouts. Et les cohortes des premiers hommes du matin, marchant vers leurs bureaux, serrés dans des imperméables.
Beaumont quitta sa chaise, son lit, ses cendriers et sa chambre ; sur les toits de la maison, qu’il avait pu gagner grâce à la fenêtre mansardée du palier du dernier étage, il marcha un instant. Il longea la gouttière et atteignit la zone que le soleil levant frappait de ses rayons. Il devait être quelque chose comme huit heures, huit heures et demie. Le vent, assez froid, venait de face et plaquait contre lui l’imperméable et le pyjama rayé. Beaumont vit la rue, sous lui, et la maison d’en face ; les volets étaient encore presque tous fermés. Sur le trottoir, à côté de la pharmacie, une petite fille leva la tête et regarda dans sa direction. Beaumont se plaqua contre la pente du toit pour se dissimuler. Puis, la fatigue aidant, il s’assit sur ses talons, en se maintenant de la main droite à une rainure de tuile afin de ne pas tomber. Il resta ainsi, assez longtemps, au soleil, assis sur le toit parmi les excréments d’oiseaux.