Il me semble que le bateau se dirige vers l’île
L’autre jour, j’avais froid chez moi, et je suis descendu dans la rue pour marcher un peu. Je n’aime pas tellement marcher pour marcher, non ; je dois même dire que je trouve ça un petit peu ridicule, la position verticale. Je ne sais pas balancer mes bras normalement le long de mon corps, en inversant le mouvement des jambes. Mais puisqu’il faut le faire, je le fais quand même, le mieux possible, et j’essaie de ressembler de toutes mes forces à une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de pattes fossilisées. Voilà comment je marche.
La rue où j’habite donne sur un quartier populaire, et c’est vers là-bas que je suis allé tout naturellement, sans motif apparent. Je n’y suis pas allé tout de suite, pourtant, parce que je ne veux pas me trouver trop brusquement dans un lieu qui me plaît, sans être préparé. Mon rêve serait d’habiter les faubourgs de la ville, les collines pleines de jardins et d’escaliers. Comme ça j’aurais quelques kilomètres à faire, à pied, avant d’arriver au centre de la ville, et j’aurais eu le temps de m’adapter, tout le long du chemin. Au début, je ne rencontrerais personne, et il n’y aurait presque pas de maisons. Seulement des champs velus, des vieux murs pourris, et des tas d’ordures de loin en loin, au bord des talus. Je verrais tout ça, je sentirais toutes les odeurs, pas encore mélangées. Au besoin, je m’arrêterais de temps à autre sur la route, et je donnerais des coups de pied dans les vieilles boîtes de conserves. Puis je passerais le long d’un cimetière abandonné, et je croiserais au hasard une ou deux vieilles femmes en noir, peut-être même un facteur. Et je continuerais à descendre la colline. Je prendrais des raccourcis à travers champs, je passerais entre des villas où il n’y aurait aucun bruit. Plus bas, je ferais aboyer des chiens.
Alors, je descendrais un grand escalier couvert de feuilles mortes, et je passerais entre des haies de poivriers et de mimosas. Vers la 223e marche, je rencontrerais une colonne de fourmis noires en exode. Et je ne comprendrais pas ce qui les avait forcées à s’enfuir de la villa de gauche, la faim ou les insecticides, pour les conduire dans la villa de droite. Il y aurait aussi un papier froissé, dans le caniveau, sur lequel une main d’écolier aurait écrit :
On the 12th of July 1588 Drake was playing bowls
at Plymouth with some of his officers.
La Manche sépare la France de l’Angleterre.
Il me semble que le bateau se dirige vers l’île.
Avez-vous entendu parler de l’accident ?
Sur les autos anglaises le volant est habituellement
à droite.
Napoléon ne put débarquer en Angleterre parce que
la flotte française avait été détruite à Trafalgar.
et plusieurs mégots de cigarettes. Au bout de l’escalier, je verrais quelques enfants en train de jouer, et des autos arrêtées. Le soleil luirait très bas, tout contre la mer, prêt à s’éteindre. Mais au dernier moment, la cloche de la messe de huit heures, la sortie des élèves, ou quelque chose de ce genre, il obliquerait sur la droite et disparaîtrait derrière le champ d’aviation. Plus bas, toujours plus bas, les hommes et les femmes seraient plus nombreux, les villas seraient de plus en plus proches, jusqu’à ne faire qu’un seul bloc d’immeubles, des étages, des suites de fenêtres et de balcons, des cages d’ascenseur, des toits si hauts qu’on ne peut savoir s’ils sont en tuiles ou en ciment, des garages, des trottoirs, des carrefours, des bouches d’égout, un parc peuplé de femmes et de landaus, plusieurs chats de gouttière, tout cela, de plus en plus serré, de plus en plus ville, jusqu’à ce que, insensiblement, je cesse de marcher sur de la terre pour marcher sur du goudron et du sable.
Là-bas, je me suis arrêté sur le bord du trottoir et j’ai regardé bouger les voitures. Il y en avait beaucoup, dans tous les sens. C’était un drôle de carrefour, sans le moindre îlot de verdure au centre, avec une bonne demi-douzaine de feux de signalisation qui s’allumaient à tour de rôle. À un moment, une voiture allemande a accroché une camionnette ; les propriétaires sont descendus, et ils ont regardé leurs pare-chocs pendant quelques secondes, sans rien dire. Ils voulaient commencer à discuter, mais, derrière eux, on s’est mis à klaxonner et ils ont dû partir pour se ranger plus loin. Alors, j’ai allumé une cigarette, sans rien dire, moi non plus, et j’ai attendu la suite. C’était un peu comme si j’avais été à une fenêtre, aux alentours de midi, en train de regarder une rue. Il y avait des mouvements, beaucoup de mouvements, dans tous les sens, et pourtant tout avait l’air bien tranquille. C’était peut-être un rythme, ou le contraire d’un rythme. Le sol était parfaitement lisse, sans la moindre aspérité où l’œil eût pu s’arrêter, où le genou eût pu s’accrocher et saigner. Un peu dans le genre d’un carton glacé, avec des caractères imprimés sous le glaçage. Les voitures roulaient là-dessus sans bruit, sans heurts, presque sans bouger. Puis elles disparaissaient dans les rues, en une fuite douce qui faisait penser à des gouttes d’eau sur une vitre. Les gens passaient aussi très vite, mais pour eux ça faisait plutôt penser à un miroir qui n’aurait rien reflété. Tout ça était liquide. Les choses étaient posées les unes sur les autres, bien à plat, et l’ensemble était harmonieux. Cependant, c’était loin d’être parfait ; il y avait quelque chose qui me gênait dans tout cela ; quelque chose qui me rendait vaguement inquiet. C’était, qu’est-ce que je venais faire, moi, qu’est-ce que je pouvais bien venir faire au milieu de toutes ces choses, dans cette histoire ?
Et, en plus, il faisait froid. J’ai fini de fumer ma cigarette, puis je l’ai jetée sur la chaussée, juste sous la roue avant d’un camion qui passait. J’ai relevé le col de mon veston et je me suis mis à arpenter la rue. J’ai regardé les vitrines des magasins, les unes après les autres. Devant un étalage de chaussures, il y avait une vendeuse. Pour dire quelque chose, je lui ai demandé :
« Combien elles font, les pantoufles ? »
« Les fourrées ? »
« Oui. »
« Quinze francs. »
« Merci. »
J’ai fait ainsi six fois le tour du pâté de maisons. À la sixième, je connaissais presque tout : les 2 cafés, dont 1 bureau de tabacs + la droguerie + 1 marchand de chaussures + 10 réverbères verdâtres + poste de police et objets trouvés + 1 magasin de céramiques de l’Étoile + chaussures André + 56 voitures en stationnement + 11 scooters + 7 bicyclettes + 1 vélosolex + pharmacie de l’angle + 1 magasin de la Guilde + gaines et soutiens-gorge + marchand de journaux et librairie + les affiches + 1 horlogerie-bijouterie Masséna + 1 réparation du trottoir, près de l’angle sud + vins gros mi-gros + boutique de coiffeur + 1 guichet de la Loterie Nationale + « Florence » de Paris + 1 tout-à-1 franc + opticien + l’autre coiffeur hommes-dames + Jean Leclerc chirurgien-dentiste + 1 pâtisserie + l’entrée du garage, noire et crasseuse + « Automatic » + 1 magasin Singer + portes + rez-de-chaussée + fenêtres à barreaux + graffiti + taches + défense de stationner + les sonnettes + thé Lipton + 1 mendiant assis par terre + fenêtres + fenêtres + fenêtres, toutes ces ouvertures et toutes ces excavations à ras de terre qui trouaient les murs de tous côtés ; à la sixième fois, donc, j’ai dû m’arrêter ; j’aurais bien continué comme ça, durant des heures, ou davantage ; mais les agents en faction devant l’entrée du Poste de Police commençaient à me regarder d’un drôle d’air, et j’ai pensé qu’il valait mieux ne plus repasser devant eux.