« Marthe », dit le père Torjmann, « on devrait tout remettre à plus tard. On devrait remettre la conférence de Martin à plus tard. Je pense que ça serait mieux pour lui, pour nous et pour tout le monde. Qu’est-ce que tu en dis, Marthe ? »
Il avait demandé cela sans même se retourner vers sa femme, accaparé comme il l’était par la pose qu’il avait lui-même choisie quelques minutes auparavant, en se levant de table : une jambe tendue, supportant le poids du corps, l’autre rejetée en avant, le buste penché, un bras appuyé sur le dossier du fauteuil où était assis Martin, l’autre levé, afin de tenir en permanence à hauteur de sa bouche un mégot à demi éteint. La femme avait entendu la question, mais elle ne répondit pas. Il fallut que Torjmann continue :
« Martin n’est pas bien, ces temps-ci », dit-il ; « il a eu beaucoup à faire depuis quelques mois. Il vaudrait mieux remettre tout ça à plus tard. Ça permettrait à Martin de se reposer quelques jours. »
« Mais ce n’est pas possible, tu le sais bien », dit la mère.
« Et pourquoi ? Pourquoi ça n’est pas possible ? Hein ? Parce qu’il doit y avoir la télévision, la radio, le journaliste de Life ? C’est à cause de ça que tu dis que ça n’est pas possible ? »
« Oui. »
« Et tu crois vraiment qu’on ne peut pas remettre toute cette fatigue à plus tard ? »
« Comment veux-tu ? Tu sais bien que dans deux semaines Martin doit partir pour les États-Unis, et qu’il y restera deux mois complets. Et comment veux-tu qu’il soit accueilli là-bas si la conférence n’a pas eu lieu ? »
« Je sais, je sais », dit le père ; « mais est-ce que tu veux qu’il se tue à ce genre de choses ? Tu vois bien qu’il est fatigué, actuellement. Il a maigri, il ne mange plus rien, et quand il a fini ses conférences, c’est à peine s’il nous adresse la parole. Il ne dit plus rien, il reste assis dans son coin, à regarder droit devant lui, pendant des heures. Ce n’est pas son état normal, ça je le sais. »
La mère eut une sorte de haussement d’épaules ; elle regarda Torjmann, de ses gros yeux lourds de fatigue et d’âge. Elle commença :
« C’est vrai — Martin est fatigué. Mais crois-tu que j’aime la vie qu’il mène ? Et pourtant, c’est sa vie, c’est la sienne, c’est celle qu’il a choisie. Ce qu’il ne fait pas aujourd’hui, il aura à le faire demain… »
« Écoute, Marthe », interrompit le père ; « je crois que nous devrions essayer de faire reculer la date de cette conférence d’une semaine. Nous irons avec Martin pendant quelques jours à la campagne et, au retour, il sera reposé, il pourra recommencer le cycle des conférences et partir en forme pour les États-Unis. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? »
« Il ne voudra pas », dit la mère.
« Et pourquoi ? » dit Torjmann ; « je t’assure, c’est moi qui ai raison, pourtant — » Il quitta son poste près du fauteuil et vint vers sa femme. Il éteignit son mégot au passage, et le jeta dans la poubelle, sous l’évier. « Je suis sûr que c’est la meilleure solution. Martin pourra se reposer, et nous aussi. Tu en as grand besoin, toi aussi, d’ailleurs. Et puis Martin ne pourra jamais refaire une conférence comme celle du 10 mai, dans l’état où il est actuellement. Le professeur Hertz m’a dit ça pas plus tard qu’hier. Quand il a vu que Martin ne répondait pas, tu sais, quand il posait ces questions sur Pascal, et que Martin restait dans son coin sans rien dire, sauf pour demander toutes les cinq minutes qu’on lui apporte un verre d’eau. Il m’a dit qu’il valait mieux arrêter tout ça pour un temps. Et je crois qu’il a raison, Marthe. »
« Tu sais bien ce que le professeur Hertz pense des expériences de Martin ? »
« Oui, je sais, mais ce n’est pas ça qui compte. Pour une fois, il a raison. »
« Hertz voudrait que Martin fasse un séjour dans une colonie de vacances ! Il a dit je ne sais combien de fois que, selon lui, Martin n’était qu’un imposteur, un — »
« Oui, je sais, je sais ! Mais là, pour ce qui est du repos, je crois qu’il a raison. »
« Notre fils est si bizarre, depuis quelque temps », soupira la mère.
« C’est qu’il n’est pas bien », dit Torjmann ; « après tout, trois émissions par semaine, dont une à la télévision, les conférences, les débats, les interviews, dans toutes les langues, et puis les prêches, les signatures, les discussions avec le professeur Hertz, avec Maisonneuve, avec le docteur Mercier, avec Stephen Schaeffer, Manzoni, Tillois. Sans compter le travail qu’il fait tous les jours, les leçons de chinois, les méditations sur les textes de Ruysbroek, l’analyse de la Bible et du Mundaka Upanisbad, et les exercices spirituels, tout ça l’a terriblement fatigué. Il a besoin qu’on le laisse tranquille. »
La mère semblait réfléchir. À la fin, elle dit :
« Il ne voudra pas. J’en suis sûre. Et — est-ce que tu crois qu’il peut — est-ce que tu crois qu’il peut vraiment rester tranquille ? »
« Comment, est-ce que je crois ?… »
« Oui. Est-ce que tu crois que notre fils peut vraiment se reposer, maintenant ? Tu vois, j’ai l’impression qu’il n’arrive pas. Il reste immobile, comme ça, comme en ce moment, assis sans rien faire dans son fauteuil, avec l’air de ne rien voir et de ne rien entendre, mais est-ce que c’est vrai ? Est-ce qu’il se repose ? Moi j’ai l’impression qu’il voit tout, qu’il entend tout, et que ça travaille dans sa tête, que ça travaille plus que jamais, qu’il pense à des tas de choses, à des tas de choses que nous ne comprendrons jamais. J’ai l’impression, tu comprends, j’ai l’impression qu’il change. Qu’il change. Qu’il n’est plus Martin, mais quelqu’un d’autre, que je ne connais pas, et qui ne nous connaît plus. Et même, j’ai l’impression qu’il n’a jamais été Martin, qu’il va nous haïr, ou quelque chose comme ça, nous haïr… En tout cas, tu vois, il a changé vraiment depuis quelques mois. Il ne nous parle plus. Avant, à table, il nous expliquait des tas de choses. Il nous disait à quoi il avait pensé dans la journée, ce qu’il avait appris, ce qu’il avait découvert. Il nous disait tout ça. Tu te souviens, le jour où il a découvert le caractère divin du langage ? Il nous avait expliqué ça, en criant, avec des transes de joie, pendant toute la soirée. Il était si heureux, si fier de notre fierté, tellement heureux. Il parlait. Maintenant, maintenant c’est tout juste s’il desserre les dents pour nous dire à quelle heure doit venir le docteur Mercier, ou les journalistes. C’est à peine s’il nous parle des psychotests, ou des débats avec Hertz. Il ne nous parle jamais plus de sa journée du 22 novembre. C’est comme s’il avait honte. Pourquoi ? J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose… »