« Tu te fais des idées », dit simplement Torjmann. « Martin est fatigué, voilà tout. » Mais le doute l’avait pris, à son tour. Il retourna vers le fauteuil d’osier, carré dans l’aire illuminée de la fenêtre, et il se pencha vers son fils.
« Martin ? Hé, Martin ? Tu as entendu ça ? Tu devrais peut-être rassurer ta mère ? »
Incliné sur le rebord de son siège, le corps pesant de la mère attendit la réponse qui lui redonnerait de l’espoir. En vain. Toujours muet, Martin trônait sans bouger, sans répondre aux appels de son père, sans voir la face anxieuse qui lui soufflait l’haleine au visage ; la sueur dégoulinait toujours le long de son cou, et sur les côtés de son front énorme, les verres de ses lunettes étaient tout blancs de buée, et dehors, le soleil avançait, avançait encore.
L’homme et la femme abandonnèrent Martin dans la cuisine ; il fallait le laisser seul avec sa méditation obstinée, c’était comme un ordre venu d’ailleurs, de toutes les fenêtres du H. L. M., par exemple, un ordre confus, jamais clairement exprimé, mais qu’ils respectaient presque instinctivement, sans y songer. La mère sortit faire quelques courses au Supermarché du coin. Le père demeura dans la salle à manger, et prépara la venue des journalistes. Il vérifia l’ordre de marche du magnétophone, disposa le micro au centre de la table, l’orientant vers le fauteuil de bois où son fils avait l’habitude de s’asseoir. Puis il prépara une pile de livres avec soin, et, tout à fait au bord de la table, il posa deux chemises contenant des feuilles de papier. Une contenant les notes de Martin, l’autre, des pages blanches. Entre les deux, il installa un crayon à bille en métal, du genre qui a trois couleurs.
Plus tard, la mère revint, sonna quatre coups. L’homme alla lui ouvrir, prit son filet à provisions, et le déposa dans un coin du corridor. Avec précaution, la mère entrebâilla la porte de la cuisine et jeta un coup d’œil. Puis elle referma la porte sans faire de bruit, et alla s’asseoir dans la salle à manger, à côté de Torjmann.
« Que fait-il ? » s’enquit le père.
« Il médite toujours », répondit-elle ; « il y a des papiers à côté de lui. Il a dû écrire. »
« Les journalistes ne vont pas tarder à arriver », dit Torjmann.
« Ils devraient même être déjà là. Il est la demie passée. »
Cinq minutes plus tard, il y eut un premier coup de sonnette. La mère alla ouvrir la porte et fit entrer un homme d’une quarantaine d’années, petit, assez chauve, porteur d’une serviette de cuir. Il se présenta. Georges Joffré. Puis arrivèrent successivement deux autres hommes, Simon Berrens, Bernard Ratto, et une femme, Édith Schmidt. Quand tous les quatre furent assis autour de la table de la salle à manger, la mère se dirigea vers la porte de la cuisine, frappa, entra, et s’approcha de son fils.
« Ils sont arrivés, Martin », dit-elle doucement.
Martin ne sursauta même pas ; il releva tranquillement la tête, bâilla, et se leva en s’étirant.
« Tous ? » demanda-t-il.
« Tous, oui », dit la mère.
Et ils entrèrent ensemble dans la salle à manger.
Les présentations faites, ils s’assirent tous à leurs places ; Martin, comme prévu, occupa le fauteuil de bois, à droite de la table, tandis que les journalistes étaient assemblés du côté gauche. L’homme qui était arrivé le premier demanda la permission de prendre quelques photos. Martin fit signe que oui de la tête, et la femme journaliste sortit un appareil de photo à son tour. Tous deux prirent quelques instantanés de Martin, seul devant la table. Puis la femme demanda aux parents de venir derrière leur fils, et ils prirent d’autres photos. On fit poser la main de la mère sur l’épaule de l’enfant, puis celle du père. Mais quand on demanda à Martin de se mettre debout afin qu’on voie qu’il portait des culottes courtes, il se fâcha et refusa. La femme et l’homme prirent alors d’autres photos, pendant quelques secondes, puis ils remercièrent et s’assirent. Les parents retournèrent à leur place, au fond de la salle à manger, et le dialogue commença :
« Vous avez douze ans, je crois ? »
« Oui, j’ai douze ans », dit Martin.
« Pouvez-vous nous dire où en sont vos études ? »
« Je les ai interrompues depuis trois mois », dit Martin ; « j’ai eu une période de maladie, et comme c’était dans mes possibilités, j’ai demandé une dispense de faveur pour pouvoir passer tout de suite le brevet élémentaire. »
« Et vous l’avez obtenue ? »
« Bien sûr, on me l’a accordée sans difficulté… En ce moment, je suis en train de préparer le baccalauréat première partie. J’ai fait une autre demande de dispense au ministère et j’attends la réponse. »
« Et vous pensez qu’ils vous accorderont cette dispense ? Le bac à douze ans ? »
« Pourquoi non ? » dit simplement Martin ; « ils m’ont bien accordé la dispense pour le brevet, et à ce moment-là, je n’avais même pas douze ans… »
« Ce serait vraiment exceptionnel », dit Bernard Ratto ; « je ne pense pas qu’il y ait exemple d’une chose pareille dans l’histoire de l’enseignement. »
« Je ne vois rien de vraiment exceptionnel quant à moi », dit Martin ; « les études scolaires ne représentent rien d’exceptionnel pour un cerveau humain, au contraire. Le tout est de savoir travailler, et de comprendre. Je pense, moi, qu’on pourrait apprendre tout ce qu’on apprend à un homme actuellement en, disons, deux ans. Si les éducateurs savaient s’y prendre, et si les élèves avaient vraiment envie de progresser, de s’arracher à la lenteur de l’enfance, de comprendre vite, très vite tout ce qui se passe autour d’eux. Bien sûr, il faut une certaine maturité d’esprit, mais ça, je pense qu’on l’a absolument à dix, douze ans. Le reste est une question de méthode. »
« Et vous ne — »
« Et d’ailleurs, de ce point de vue, je considère que je suis plutôt en retard dans mes études. Mais ça, c’est la faute de la routine et de l’aveuglement de l’enseignement. On m’a mis sans arrêt des bâtons dans les roues au lieu de faciliter ma progression. »
« Et que comptez-vous faire plus tard ? »
« Qu’entendez-vous par plus tard ? »
« Eh bien, plus tard, je, je veux dire, quand vous aurez fini ? »
« Fini quoi ? »
« Eh bien, vos études, par exemple ? »
« Mais je n’aurai jamais fini ! Je vous ai déjà dit que pour moi les études étaient un moyen de gagner du temps, de montrer officiellement ce que je suis. Une façon de me faire respecter. Ce que je veux en faire ? Rien. Il n’y a d’ailleurs rien à faire avec le savoir tel qu’on le comprend ici, en Europe. Et ailleurs aussi, probablement. Non, si je comprends bien votre question, ce doit être plutôt quelque chose comme, que comptez-vous faire plus tard, quand vous serez grand ? »
« Non, ce que je — »
« Mais si. Mais si. Pourquoi le nier ? N’est-ce pas la question normale qu’il faut poser à tout enfant de douze ans ? Et toi, qu’est-ce que tu feras, quand tu seras grand ? Boucher. Architecte. Aviateur. Pilote de course. Voilà, et on est fier du petit homme qui sait si bien ce qu’il veut, qui a déjà la fièvre du travail en société, qui fera de la redondance sur ce que les autres lui auront appris, qui conservera notre société matérielle, si pleine, si belle, avec ce qu’on appelle « la Vocation » ! C’est bien cela que vous vouliez dire ? Eh bien, non, j’ai peur de vous décevoir : moi, je ne serai jamais « plus grand », je ne ferai rien de ce que je sais, je ne servirai à rien sur terre. Voilà. Vous comprenez, je pense qu’à douze ans, on est un homme. Un homme déjà fait, avec plus rien à apprendre. »