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« Vous n’avez donc pas de vocation ? Pas d’espoir ? »

« Je n’ai pas d’espoirs terrestres. Si j’ai une vocation, c’est plutôt comme un mot d’ordre divin : prier, prêcher, souffrir. »

« Mais la société ? »

« Je ne la considère pas. Pour moi, l’homme n’est qu’une transition. »

Comme un prince.

« Vous êtes un révolté ? »

« C’est encore un mot. Il sert à la plupart des gens pour qualifier cet état de mécontentement que ressent l’individu quand il s’aperçoit qu’il a été dupé. Mais — »

« Qui vous a dupé ?

« Personne en réalité. Je veux dire, au contraire, tout le monde a été très gentil avec moi. On m’a acclamé, on m’a fait des réceptions, on m’a admiré. J’ai été traité comme un prince, et parfois même comme un petit prophète. Mais tout cela était faux, faux en soi-même, pourri de l’intérieur comme un mauvais fruit. Vous comprenez, il s’agit d’un ensemble, d’un tout, la société, et le pourri, c’est qu’il faut compter avec elle en même temps qu’il faut compter sans elle. Je veux dire, c’est comme un ensemble stable composé d’éléments instables. Or, impossible de vivre à l’intérieur, non, impossible sans souffrir de cette instabilité, de cet amas de mensonges. Vous comprenez, il vous vient alors la peur d’utiliser le moindre détail participant de cette instabilité. C’est ça la révolte. Vous doutez de la valeur des mots, des gestes, de ce que représentent les mots, des idées, des simples associations d’idées, des rêves, et même de la réalité, des sensations les plus claires, les plus aiguës. Vous doutez même de votre doute, de l’organisation qu’il prend, de la forme qu’il adopte. Il ne vous reste rien, rien. Vous n’êtes plus rien, un caméléon, un écho, une ombre. Ça c’est l’œuvre de la société, comprenez-vous ? »

« Vous êtes misanthrope ? »

« Non. Pourquoi le serais-je ? En fait c’est plus grave que cela, puisque j’accepte d’être un homme. »

« Avez-vous déjà songé à la politique ? La politique est un moyen d’engager l’homme dans la société. »

« Un moyen, oui… Et un des plus purs qui soient. Mais j’estime que sur ce point j’ai encore du chemin à parcourir ; au fond, croire en Dieu, c’est peut-être faire déjà de la politique. Mais j’ai des choses à oublier… »

« À oublier ? »

« Oui, la lucidité, par exemple. »

« Avez-vous le sentiment d’avoir perdu votre enfance ? »

« Oui, est-ce que vous n’avez pas un peu l’impression, heu, d’avoir gâché votre enfance ? »

« L’enfance ? Je ne sais pas. »

« Quand avez-vous commencé à travailler ? »

« À deux ans. »

« Qu’est-ce que vous appreniez, alors ? »

« Le latin, le grec, quelques autres langues. »

« Et puis ? »

« Et puis c’est tout. »

« Et plus tard ? »

« À trois ans, j’ai commencé à lire les philosophes grecs, les allemands. J’ai commencé aussi la littérature, mais pour moi, je le sentais confusément, ce ne pouvait être que des exemples, des exemples seulement. Les sciences, la chimie, l’algèbre, le dessin, tout ça est venu beaucoup plus tard. J’avais — Oui, j’avais six ou sept ans. »

L’Elmen.

« Et vous n’avez jamais cessé de — »

« Sept ans, ç’a été l’âge critique pour moi. Vous comprenez, j’avais trop assimilé, trop vite. Il fallait décanter cette connaissance, il fallait que tout cela m’appartienne. Et puis, je n’avais encore aucune expérience pratique, quelque chose comme une méthode critique. Je vivais exclusivement pour savoir. Savoir sans cesse de nouvelles choses, me nourrir de savoir. Mais à partir de sept ans, j’ai commencé à comprendre vraiment. Je savais que tout ce que je faisais était ma vie, ma vie propre, mon bien. Alors je me suis mis à réfléchir, à écrire. »

« Qu’est-ce que vous écriviez ? »

« Tout et rien. Je prenais des feuilles de papier, les plus grandes possible, et je les couvrais d’écriture, presque sans y prendre garde, presque au hasard. Mais ça n’avait aucun genre littéraire, c’était simplement de l’écriture. »

« Qu’en avez-vous fait ? »

« Je les ai gardées très longtemps, avec l’idée que ça pourrait me servir un jour. Puis je les ai jetées à la poubelle, il y a deux ans. Vous comprenez, pas de la poésie, ni des essais, ni des romans, seulement de l’écriture à l’état brut. Pour le plaisir, ou plutôt, non, par nécessité de ce plaisir. En fait, dès que j’ai commencé à organiser l’acte d’écrire, j’ai été déçu. Mais cette période-là, entre sept et neuf ans, ç’a été ma grande période. C’était ma première pensée, de la pensée à l’état pur, si vous voulez, une pensée pas encore séparée de l’acte de pensée, quelque chose de pénible et d’extrêmement agréable pourtant. Un tâtonnement, une volonté d’arriver à cerner quelque chose au-dedans de moi. Ça ressemblait plus au dessin, d’ailleurs, qu’à l’écriture. Les mots n’étaient pas encore attachés entre eux, c’étaient de purs concepts, ils étaient libres, ils venaient en foule, selon une allure chaotique semblable à celle du rythme de la vie et de la matière ; les phrases n’avaient presque pas de structures grammaticales. »

« De l’écriture automatique en quelque sorte ? »

« Non, bien au contraire. L’écriture automatique, c’est plutôt l’effort de retrouver un monde au-delà des concepts, par les mots. Par des images. Tandis que ce que je faisais, c’était plutôt une tentative pour passer du domaine de la lecture au domaine de l’écriture. Plus tard, j’ai essayé de retrouver cette phase de passage en inventant un langage. J’avais appelé ça l’Elmen. L’Elmen, c’était un langage où les mots n’étaient jamais deux fois les mêmes. Un homme, ou une table, ça pouvait se dire Bagoo, puis Stirnk, puis Ex, Tiplan, Azaz, Willahotosgueriynn, etc., comme ça, indéfiniment, suivant le moment, suivant le contexte. Et c’était un langage, puisque pour au moins une personne au monde, il y avait un signifiant et un signifié. Ça faisait qu’il n’y avait jamais deux mots semblables, et jamais deux mots exprimant la même chose. Une table n’était jamais une table, comme c’est bien évident dans la réalité. J’ai écrit aussi des pages en Elmen. Mais comme il était impossible de les relire, et que ce n’était que de l’écriture pure, j’ai vite abandonné. Mais j’ai toujours regretté ce temps où écrire ne signifiait rien, où c’était seulement une suite d’approximations ; je trouve les langages humains si pauvres, à présent. »

« Jusqu’à quel âge avez-vous lu les philosophes ? »

« Je les lis encore. »

« Et la métaphysique ? »

« Vers huit-neuf ans, j’ai eu aussi mon cycle scientifique. Les chiffres, vous comprenez. Les chiffres sont des idéogrammes et, dans ce sens, ils me trouvaient beaucoup plus attentif. L’abstraction de l’algèbre et la trigonométrie, c’était pour moi quelque chose de grand, dont on pouvait se satisfaire. J’ai passé quelques mois comme ça, à apprendre les théorèmes et à les appliquer. Mais à la fin, j’ai compris qu’il ne s’agissait que d’un simple mécanisme, et j’ai vite été dégoûté. Mais j’ai gardé quand même du goût pour l’abstraction, d’une façon générale. »

« Et les sciences pratiques ? Vous avez — »

« Ça m’a intéressé aussi. La chimie, la zoologie, la physique. Mais je manquais de moyens d’expérience. Personne n’aurait accepté ma présence dans un laboratoire, il y a deux ou trois ans. Et maintenant, c’est trop tard. Je n’ai plus envie de me lancer dans le tâtonnement expérimental, de participer moi-même à la recherche. Quoique je sente vraiment profondément à quel point la notion de progrès est exclusivement scientifique. Mais je préfère regarder, être détaché. Observer. Agir sans être pris. »