Выбрать главу

« Et vers quoi êtes-vous orienté, à présent ? »

« Comment, vers quoi je suis orienté ? »

« Oui, comment voyez-vous votre avenir ? »

« Mais je vous ai déjà répondu : je ne vois rien. L’observation, c’est un don gratuit. Pourquoi voulez-vous que j’en fasse une profession ? »

« Pourquoi avez-vous accepté de jouer au Quitte-ou-Double, alors ? »

« Oh, ça — Ça s’est passé il y a longtemps. Ç’a été une erreur. Mais à ce moment-là, je ne savais pas à quel point ce peut être dégradant, avilissant, de se servir de son cerveau afin d’amuser un public de cirque. Et puis, mes parents avaient besoin d’argent et j’étais soumis à cette pression affective. Mais je l’ai regretté. »

« C’est pourtant cela qui vous a permis de — »

« Permis de quoi ? D’être célèbre ? De faire des conférences ? Croyez-vous vraiment que ce soit le plus important pour moi ? Non, non, puisque ça s’est passé comme ça, tant pis, je n’ai rien à dire, mais j’aurais aussi bien pu me passer de la gloire et de l’argent. »

« En êtes-vous certain ? »

« … »

« Je suis né en croyant. »

« Quand la foi vous est-elle venue ? »

« Elle n’est jamais venue… Je crois pouvoir dire, aussi loin que je me souvienne, que j’ai toujours eu la foi. Je suis né en croyant. »

« Avez-vous eu des périodes de trouble, de doute ? »

« Jamais. J’ai vraiment pris conscience de la religion, et de la possibilité d’être irréligieux, vers l’âge de huit-neuf ans. Quelque chose m’avait marqué ; à cette époque, je fréquentais une église très belle où la messe était merveilleusement chantée. Et, curieusement, ce n’est pas un sentiment d’injustice qui m’avait fait comprendre la réalité de l’esprit irréligieux, mais un sentiment de perfection, de beauté, de sublime. J’étais plongé vivant dans l’univers divin, je nageais dans la joie, et j’étais encore là, sur terre, un homme, rien qu’un homme, petit, mesquin, sans infini ! C’était cette contradiction apparente qui me faisait surtout souffrir. Comment était-il possible de ressentir aussi totalement ce qu’était Dieu, et de rester un homme. Mais cette souffrance ne m’a jamais amené à douter, non. Jusque-là, je m’étais contenté de lire les écrits saints, et les livres de foi. Mais je m’étais surtout arrêté à Ruysbroek l’Admirable. Scot Érigène m’avait également bouleversé. Mais c’est surtout Ruysbroek qui m’a formé, religieusement. »

« Le mysticisme ? »

« Oui, le mysticisme comme seule forme possible de religion. Naturellement, je ne tardai pas à me heurter à Pascal. Et rétrospectivement, je me trouvai ainsi en état d’hérésie pure et simple par rapport à saint Augustin ou au thomisme. C’est à ce moment-là si vous voulez que j’eus quelque chose de comparable à une crise. Mais c’était toujours à l’intérieur de la foi, et cela n’avait rien d’un doute. Pour moi, Descartes ou Malebranche n’avaient jamais cessé de représenter des mondes étrangers, ceux du raisonnement et de la dialectique. Je les lisais, je les comprenais, mais s’il fallait mettre quelque chose en doute, c’étaient eux, c’était leur étonnante prétention à tout régulariser, à bâtir un monde sur les fondements du langage humain, ce langage si pauvre, si malhabile. Vous savez, la pensée divisée en deux parties, parce que la phrase se divise en deux parties, que la cause appelle la conséquence, le thème le prédicat, la principale la subordonnée. Si deus est bonus est. Tout cela me semblait puéril, petit, aveugle. Il fallait autre chose. Il fallait quelque chose qui déborde, qui se vide, un calme complet, une innocence totale vis-à-vis de la réalité. »

« Ce que vous offrait Ruysbroek ? »

« Pas du tout ! Ruysbroek aussi a fait de la dialectique. Mais c’était un théologien, et à son époque, au XIVe siècle, personne n’aurait accepté l’expérience mystique à l’état pur comme base d’élévation spirituelle. C’était même dangereux d’être un mystique, à son époque. Les transes étaient plutôt mal vues. Alors il fallait des cadres, de l’exégèse, des arguments sérieux et déterminants. Et puis le langage n’était pas le même, et ne lui permettait pas de s’exprimer librement. Au fond, notre époque me semble parfaite pour l’extase. Nous pouvons même essayer de l’écrire ! »

« Cependant, vous voyez dans Ruysbroek, et plus généralement dans le mysticisme, l’essentiel de la vertu religieuse ? Pourquoi ? »

« Il n’y a pas de raison véritable à cela. Je préfère poser un a priori : la foi est une transe, et tout ce qui est proche de cette transe participe de la foi. »

« Mais c’est dangereux ce que vous dites, n’importe quelle transe — »

« N’importe quelle transe ne m’intéresse pas. »

« Est-ce une catégorie de transe, alors ? »

« Absolument pas. L’état de transe est un état quasi normal chez l’être humain ; il suffit de très peu de chose pour le provoquer. Un rien, un peu d’alcool dans le sang, un peu de drogue, l’excès d’oxygène, la colère, la fatigue. Mais cet état est intéressant dans la mesure où il est orientable. Il s’agit d’un basculement, mais ce basculement met en œuvre des régions inconnues de notre esprit. En fait, il n’y a fondamentalement aucune différence entre un homme intoxiqué par l’alcool et un saint qui se livre à son extase. Et pourtant il y a quand même une différence : c’est celle de l’interprétation. Le moment de folie est préparé par une étape où le sujet est plongé dans une sorte de vacillement de la conscience, d’excitation cérébrale violente. C’est ce moment-là qui véritablement fabrique l’extase et lui donne son sens. Tandis que l’extase en elle-même est aveugle. C’est le vide total, sans ascension ni chute. Le calme plat. Si bien qu’on peut dire que le saint ne connaîtra jamais Dieu. Il L’approche, puis il en revient. Et ces deux étapes sont celles qui sont. Entre les deux, le néant. Le vide, l’amnésie complète. Au moment X de l’extase, le saint et l’intoxiqué sont semblables, sont au même endroit. Ils habitent le même paradis vide et terrifiant. »

« Est-il important que Dieu n’existe pas ? »

« Quelle est votre religion ? »

« Je n’ai pas véritablement de religion. Je ne suis pas contre le principe de la religion, parce qu’il est le seul qui organise le sentiment de religiosité. Mais je pense que dans la plupart des cas, l’esprit religieux passe avant l’organisation en religion. Je veux dire que l’esprit de l’ascension pure et véridique vers Dieu est essentiel, alors que la fédération, je veux dire, l’ensemble des règles qui constitue une religion comme le catholicisme est une simple contingence. Or ce que je reproche aux différentes religions, et aussi bien au christianisme qu’au bouddhisme, c’est que cet ensemble rituel empêche le total épanouissement de l’individu en un Dieu qui lui soit propre. Elle dirige, elle fabrique des interdits, elle se fait morale, alors qu’il est bien évident que Dieu est au-delà de toute morale. »

« Dieu n’est pas bon ? »

« Non, à proprement parler, Dieu n’est pas bon : il est. Bon, mauvais sont de pauvres mots s’appliquant à un ensemble de règles concernant quelques détails de notre vie matérielle. Pourquoi Dieu serait-il concerné par nos pauvres mots et nos pauvres valeurs ? Non, Dieu n’est pas bon. Il est plus que cela. Il est la forme la plus riche, la plus accomplie, la plus puissante de l’être, en quelque sorte. Il rend concrète l’abstraction même de la forme de l’être. Et je pense que l’envisagement même de l’être ne pourrait être possible si Dieu ne lui avait donné au préalable son état. Dieu est la création. Il est donc un principe inextinguible, inorienté, la vie même. Rappelez-vous les paroles : « Je suis Celui qui suis. » Aucune autre parole humaine n’a mieux compris et relaté la forme divine. Intemporelle, non, pas même intemporelle et infinie. Le principe. Le fait qu’il y a quelque chose au lieu qu’il n’y ait rien. »