« Mais alors, Dieu n’a pas besoin — »
« Et bien au-delà de toute expression, même. Si vous voulez, je suis Dieu. Il n’y a pas de doute à entretenir, pas de question à poser. Vous êtes. Donc vous êtes Dieu. Vous ne pouvez pas être autrement. Si vous n’étiez pas Dieu, vous ne seriez pas. »
« Un panthéisme, en quelque sorte ? »
« Non, parce qu’il ne s’agit pas d’honorer Dieu en toute chose. Dieu est extérieur, et si je vous disais que vous êtes Dieu, que je suis Dieu, ce n’était pas pour vous donner l’idée que, selon moi, Dieu est une espèce de corps à l’intérieur duquel nous vivons. Non, je voulais seulement insinuer une sorte d’analogie entre les deux mots de la phrase, agir sur l’être en le déterminant par Dieu. L’Être étant en quelque sorte une dimension propre, aussi relative mais aussi réelle que le temps et l’espace. Et Dieu étant l’absolu de cette dimension, comme l’infini est l’absolu de l’espace, et l’éternel l’absolu du temps. En fait, l’absolu de l’Être est aussi l’absolu de l’espace et l’absolu du temps. Voilà pourquoi Dieu est à ce point inimaginable pour les pauvres esprits des hommes. »
« Mais alors Dieu n’ordonne pas aux hommes ? Les hommes sont libres ? »
« Ils sont libres, oui. Mais la vie du saint ne fait que peu de cas de cette liberté. Ce qui importe, c’est la connaissance la plus parfaite possible de la dimension divine. Les hommes sont conditionnés par cette nature divine qu’ils portent en eux du fait qu’ils sont vivants. Le bien, le mal, ce ne sont que de misérables contingences humaines. La police est là pour qu’elles soient observées, ces contingences. Mais ce à quoi tout homme est tenu, et ce à quoi nul ne l’oblige, c’est à monter vers Dieu. À monter plus haut, à fixer sa volonté et son désir sur son propre état d’existence, et à serrer, oui, en quelque sorte, à serrer, à étreindre, à être de plus en plus rapproché du centre, du noyau, à multiplier par l’adoration et par la sainteté la puissance unique de la vie, à la développer, comme cela, sans voir, aveuglément, avec une foi et une densité, une volonté d’être toujours plus grandes, et ainsi sans cesse, le plus directement, le plus soigneusement du monde, jusqu’à l’approche de la vérité première, de la volonté initiale, du centre du rayonnement et de la chaleur, jusqu’à la pensée concrète, semblable à l’action, de l’existence totale. »
Ici, Martin hésita un peu, pour la première fois, et, la voix légèrement plus basse, pour le magnétophone seulement, il laissa échapper ces mots :
« Et, arrivé à ce point, oui, est-il important que Dieu n’existe pas ? Je vous le demande, est-ce important, en vérité, est-ce important ? »
Le jour suivant, à cause de la chaleur et du bruit de musique de tous les transistors, Martin était descendu dans la cour de l’immeuble. Il était environ trois heures et demie de l’après-midi. Il n’y avait personne. Dans la boîte carrée, au neuvième étage, son père et sa mère grouillaient comme des insectes. Le ciel était d’un bleu déchirant, et le soleil nageait sur place, faisait un trou blanc au-dessus de la terre, semblant reculer et s’enfouir au fond de l’espace, indéfiniment. Martin marchait dans la cour, longeant les portes des garages. Au centre de la cour, il y avait un terre-plein de sable, pour les enfants. Martin se mit à faire des cercles autour du terre-plein, des cercles de plus en plus étroits. À la fin, il se trouva obligé de monter sur la bordure de ciment, puis de marcher à l’intérieur du rond-point, dans le sable. Il rétrécit encore ses cercles, pataugeant dans les gravillons, s’enfonçant à chaque pas jusqu’aux chevilles. Quand il arriva au centre, il resta debout un moment, immobile. Puis il leva la tête vers le ciel et regarda les murailles habitées qui l’entouraient. Il n’y avait personne aux fenêtres. Les trous béants étaient vides, noirâtres, innombrables. Parfois, pendus à des ficelles, des bouts de gaine, de chemise, ou de soutien-gorge s’agitaient dans le vent. La musique était presque imperceptible à cet endroit de la cour. C’était même une espèce de silence qui régnait là, qui pesait ; quelque chose de comparable au bruissement de mort des eaux profondes, au vrombissement sourd de plusieurs atmosphères en train de crever des tympans.
Puis le ciel parut descendre sur son front, l’écrasant à la manière d’un gigantesque marteau. Tout se renversa, d’un seul coup, et il se retrouva pierre qui tombe, ahuri, devenu vitesse pure. Il flottait dans l’espace, prisonnier de la gravitation, et quelque chose de large et de plat montait à sa rencontre, menaçant, se faisant immense, couvert de villes et d’arbres, sillonné de routes et de voies ferrées, avec de drôles d’ombres qui avançaient de travers, et cela s’approchait à chaque seconde davantage, le plaçant, lui, sur une ligne droite, indéfiniment raide, parfaitement verticale, où régnait un vent déchirant qui coupait le souffle. Il tombait vers le ciel, comme vers une sorte de terre. Quand le choc eut lieu, Martin roula sur lui-même dans le tas de sable et y resta écrasé, allongé sur le ventre.
Une demi-heure passa ainsi sans qu’il puisse faire un mouvement. Puis, la chaleur du soleil, les rumeurs des voitures qui roulaient à tombeau ouvert de chaque côté de l’immeuble, la poussière de sable faiblement soulevée par la brise, tout cela agit peu à peu sur lui et le rappela à la vie. Martin se mit à ramper sur le tas de gravier. Il avançait imperceptiblement, glissant sur le ventre, la face enfouie dans la masse mouvante et sale. Ses mains plongeaient dans le sable, fouillaient, nageaient, trituraient, et tiraient tant bien que mal le reste du corps, comme des pattes de tortue. Parfois, en tâtonnant, elles rencontraient des objets insolites abandonnés là depuis des semaines : peaux d’orange, vieux bonbons à demi sucés, bouts de peigne, espèce de râteaux tordus et de seaux troués, boîtes d’allumettes remplies de sable, papiers gras, bâtons de sucettes ou d’eskimos, et même une espadrille de bébé que l’usure des grains de pierre avait complètement rongée.
En avançant comme ça dans le sable, Martin respirait fort, ahanait à petits cris, « a-ha », « a-ha ». Tout avait pénétré ses vêtements, empli son cuir chevelu et ses narines, et l’avait transformé en un bizarre animal rampant, une sorte de ver de vase ou d’escargot, une taupe, qui devait peiner pour s’échapper, décollant millimètre par millimètre son corps chétif des matières visqueuses. Le sable avait recouvert les verres de ses lunettes d’une sorte de buée grisâtre, et il devait se diriger à peu près au hasard. Seules ses mains savaient vraiment où elles allaient ; elles palpaient le sol de tous côtés, les doigts parfois dressés comme des antennes ; elles étaient mouvement, et une joie forcenée naissait en tremblant au centre des paumes, du simple contact avec les couches vivantes des gravillons, une joie électrique et friable qui se diffusait à travers les poignets, les coudes, les épaules, et emplissait tout le corps. Ces mains étaient devenues des êtres indépendants, des bêtes agiles à cinq pattes, qui traînaient derrière elles le poids de tout un paquet de chair inerte.
Quand il toucha le rebord de la plate-bande, Martin se redressa. Il se mit d’abord à genoux, le dos rond, la tête baissée vers le sol. Puis il s’assit dans le sable, s’appuya en arrière sur ses deux mains et resta immobile, les yeux vagues.