En relevant la tête vers le haut de l’immeuble, il aperçut, penchés au balcon, tout petits, à peine grands comme des mouches, son père et sa mère qui le regardaient. Sa mère agita la main, et il devina les mots qui se formaient sur ces lèvres, les mots qui tombaient sur lui, précis et insensibles, comme le trop-plein d’un pot de géranium.
« Je te dis qu’il joue ! Regarde Martin, je te dis qu’il joue ! Il est là, dans le tas de sable, et il s’amuse. Il s’amuse comme un enfant. Notre fils est en train de jouer dans le sable ! »
Dans la cour, l’ombre violette avançait doucement dans la direction opposée au soleil.
Martin oublia les silhouettes de fil de fer, penchées là-haut sur le balcon, et il contempla la marche de l’ombre. Elle rampait avec lenteur sur la surface de la cour, semblable à une espèce de nuage délicat. Peu à peu, avec des suites morcelées de bonds minuscules, elle occupait tout l’espace, s’infiltrait dans les rainures, montait le long des obstacles, puis redescendait d’un seul coup, sans qu’on sache vraiment comment ; elle se coulait magiquement au fond des trous, entrait dans les soupiraux et dans les égouts à la façon d’un serpent, dépassait les lignes dessinées sur le sol, faisait tout fondre autour d’elle. Les cailloux, les graviers, les durs morceaux de silex se mélangeaient entre eux, devenaient perméables. C’était comme de l’eau, comme le flux bleuâtre d’une drôle de marée montante, qui rompait les limites, qui cassait brusquement, d’un coup de millimètre gris fer, les cernes des objets. Le soleil et la lumière avaient fait cette cour blanche, immaculée, pleine de choses et d’êtres étincelants dans leur indépendance : et voilà que maintenant l’ombre passait sur eux, les défaisait un par un, sans en épargner aucun. Des cercles cassés, la substance coulait et se répandait sur le sol, emplissant le bassin de la cour de l’immeuble d’un étrange liquide glauque où nageaient des détritus.
Sur son socle de sable, Martin était transformé en naufragé, en habitant d’une île déserte. Il était en quelque sorte réfugié là, encore préservé de la liquéfaction par un rayon de soleil qui descendait jusqu’à lui en pente douce, passant par l’ouverture ouest de l’immeuble. Mais l’ombre avançait toujours, et le soleil lui-même déclinait. Bientôt il serait rendu au terme de sa chute ; il tomberait encore quelques minutes le long du couloir vertical, entre les deux pâtés de maisons. Des oiseaux voleraient entra vers de sa face électrique, de gros oiseaux noirs qui se balanceraient dans l’air de gauche à droite, de droite à gauche. Puis, sans à-coups, tout à fait naturellement en vérité, le ciel deviendrait vide de lui. Il ne resterait plus que la terre couverte de pierre et de métal, la terre encore vibrante de chaleur, plate comme un long miroir, et la mer couleur de mercure, et la lumière continuerait à bouger au milieu des particules, à essaimer dans l’atmosphère invisible, avec d’insaisissables volutes d’éclairs blafards s’évanouissant mollement au fond des cachettes, comme des impressions rétiniennes. Quand tout serait fini, on se sentirait bien seul sur terre, on n’aurait plus rien d’autre à faire qu’à se cacher, peut-être même en tremblant, la face contre le sol, et à respirer tout bas, la bouche enfouie dans un trou, entre deux racines, les dernières bouffées de la vie, les derniers souffles de la délicieuse chaleur.
L’ombre de la maison avançait toujours vers Martin. Lui, les yeux écarquillés derrière les verres de ses lunettes, regardait toujours l’ombre avancer. Plus le soleil était bas dans le couloir vertical, plus l’ombre marchait vite. Chaque bond qu’elle faisait, maintenant, était pratiquement consommé avant d’avoir été vu. C’était par dizaines de centimètres, par mètres entiers que la décomposition liquide gagnait du terrain. Et, fait remarquable, chacune de ces avancées, si rapide qu’elle fût, effaçait totalement celle qui l’avait précédée. Tout se passait comme si ce changement de la lumière en l’ombre n’était pas un passage, mais une sorte de métamorphose absolue et incompréhensible. Là, le ciment du sol était blanc. Ici, il était noir. Comme un jeu. Tout à fait comme un jeu, un échiquier gigantesque où les cases se seraient retournées d’elles-mêmes, une à une, mécaniquement, n’offrant plus rien que leur envers noirâtre et uniforme.
Mais là où régnait la nuit, le néant, quelle était la richesse, la puissance des senteurs et des structures, quel était le grouillement des choses barbouillées, quelle était la vague des visions enchevêtrées, des splendeurs ! On était bercé, emporté, embarqué dans un bateau invisible, et des courants durcis vous tenaient serré, vous servaient de membres. C’était ainsi. On était plongé soudain dans un spectacle merveilleux, on entrait dans un tableau profond, éblouissant, nocturne, comme tête la première dans un bocal, et on découvrait les tanières, les secrets de la vie dégradée en action, un vrai bouillon de culture, une zone de fermentation où les éléments évaporés, indistincts, montaient lentement, sous forme de lourdes banderoles de nuages, et se croisaient entre eux incessamment. C’était dans le genre d’une nuit, non pas paisible, non pas silencieuse, mais où tout était marqué au fond de l’âme par le signe de la férocité ; une colère de fauve, surgie du passé sans doute, et qui remontait lentement, dangereusement le cours du temps. C’était le domaine de l’absence totale, une espèce de coucher de soleil sans soleil et sans horizon, et le calme et la destruction se perpétraient mécaniquement, commençant leurs actions au fond du cerveau de Martin, puis gagnant, gagnant, se répandant au travers de sa peau et de ses organes, gagnant encore, coulant sur le sol comme un sang humain, mais un sang envahi par quelque venin de vipère des sables, un sang glacé, saburral, paralysant.
Martin était à l’ombre, maintenant. Comme retourné à l’intérieur de lui-même, la tête rentrée dans son cou et regardant vers le fond de son corps, vers l’obscurité étrange qui roulait dans ses entrailles. C’était cela, son désir secret, depuis tant d’années ; c’était vivre dans son propre corps, ne vivre que de soi, que dans soi, se faire caverne et y habiter. Assis sur son socle de sable, les bras tendus en arrière et enfoncés comme des pieux jusqu’au-dessus des poignets, il avait été lentement recouvert d’une sorte de fine poussière grise, mince pellicule sablonneuse que le vent faible avait fait pleuvoir sur lui. L’ombre, en passant, l’avait encore terni davantage. Plus rien ne brillait ; tout était gris, ses vêtements, ses cheveux, sa peau, ses yeux, ses lunettes, les boutons de sa chemise, et jusqu’à la chaîne d’or qu’il portait autour du cou. Et pourtant, il voyait. Il pensait encore à quelque chose, il imaginait de longs chemins très raides tracés à même la surface plane de la cour de ciment. C’était comme si la conscience de la déliquescence totale de cet univers réduit, la mort, n’avait pu se faire que grâce à la présence, derrière lui, autour de lui, par-delà les remparts de l’immeuble, d’une explosion extraordinaire de vie et de lumière. Pas le souvenir du soleil et de la chaleur, mais un genre de combat ultime et désespéré qui se livrait encore sur la terre. Les limites se refaisaient infatigablement, des murs se reconstruisaient au fur et à mesure qu’ils étaient détruits, des lignes se retraçaient, puis s’effaçaient, puis reparaissaient. Le monde écorché renouvelait ses écailles, et l’ombre, en passant sur les aspérités, sur les dards, sur les signes gravés dans le dur, lavait, lavait sans arrêt, inondait de son doux mouvement de flux et de reflux, comme une main invisible, ou plutôt non, comme une impérissable érosion qui balançait la surface entière du sol, qui la faisait plage longue et molle, étendue à peine luisante de plateaux de vase où se réverbérait l’infini du ciel.