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Martin bougea à nouveau. Il se mit à jouer avec le sable. Il aurait aimé avoir des seaux, des pelles, pouvoir faire des châteaux, des pâtés. Tout son esprit était concentré sur ce jeu minuscule. Il y avait comme une boule dans son cerveau, une sphère électrique qui résonnait de cette seule phrase : « Il faut creuser un trou très profond dans le sol. »

Martin commença à creuser. Mais il se produisait ceci, qui faisait partie du jeu : à mesure que les doigts de Martin enlevaient du sable, au centre du trou, les pans trop abrupts s’écroulaient et remplissaient à nouveau le petit gouffre, si bien qu’il était à peu près impossible d’aller plus profond qu’une dizaine de centimètres. Mais les mains de Martin ne s’occupaient pas de ce détail : c’était un jeu, un petit jeu de rien du tout, et il fallait creuser un trou très profond dans le sol. D’ailleurs, après quelques minutes, Martin commença à découvrir les subtilités de son travail. Il suffisait de creuser rapidement quelques centimètres, sans tenir compte du reste. Puis, délicatement, enlever le sable par petites pincées, comme ça, centimètre après centimètre. Lorsqu’on avait atteint le point précis où, par expérience, on savait que tout allait s’effondrer, il fallait faire très attention. En retenant sa respiration, en étudiant sans en avoir l’air la direction et l’intensité de la brise, on procédait du bout des doigts, doucement, doucement. On enlevait le sable au centre du trou, presque grain par grain. On gagnait en profondeur, un millimètre, deux millimètres, trois, quatre, cinq, six, sept millimètres. Les flancs du trou bougeaient un peu ; des avalanches microscopiques se déclenchaient le long des falaises, et des grains de poussière roulaient de haut en bas, entraînant derrière eux un sillage d’autres grains plus petits encore. Un souffle d’air, en passant, ou les vibrations d’un rouleau compresseur dans l’avenue voisine faisaient crouler des pans entiers. Mais le trou était toujours là, parfaitement conique, menaçant, défiant le reste de ce désert. Alors, quand on avait bien joui de lui, quand on en avait assez d’être heureux, de le voir, on recommençait à creuser très doucement. Du bout de l’index, on enlevait encore un, deux millimètres. On écartait quelques grains, et puis, d’un seul coup, sans qu’on ait eu le temps de rien voir, la catastrophe se produisait : le sable se refermait sur la main de Martin comme une trappe, et il n’y avait plus, à la place du trou, qu’une vague dénivellation sur le sol immobile, où pas même la rumeur sourde de l’écrasement n’était perçue.

Martin joua ainsi plusieurs fois de suite. C’était bien, parce qu’il n’avait pratiquement pas à bouger. Seules ses mains agissaient, fouillant dans le sable, choisissant les particules au hasard, écartant les obstacles, les brindilles, agiles et précises comme des insectes. Le jeu était de plus en plus petit, de plus en plus imperceptible, et il semblait en quelque sorte que rien n’eût pu l’arrêter. C’est alors que, passant entre deux couches de sable, les doigts de Martin sentirent un petit objet rond, résistant, qui se trouvait là. L’ayant ramené à la surface, Martin vit qu’il tenait entre le pouce et l’index de sa main droite une espèce de graine noire, à peine grosse comme un gravillon. L’objet était mat, plutôt sphérique. En le déposant dans la paume de sa main gauche, Martin constata que l’objet était un animal, un insecte ; un charançon, sans doute, ou quelque chose d’approchant. Un scarabée nain, peut-être, si on réfléchissait que les charançons ne se trouvent guère que dans les sacs de farine. À moins que ce ne fût un charançon perdu, un de ces charançons qui prennent les grains de sable pour des grains de blé. Martin pencha la tête vers la bête immobile au creux de sa main et la contempla longuement. Il vit le corps rond, noirâtre, la rainure des élytres, la tête et les antennes rentrées. En le faisant sauter dans sa main, il le mit à l’envers et regarda l’abdomen gris, et toutes les pattes recroquevillées, fines, terminées par des sortes de minuscules crochets duveteux. La bête ne bougeait pas, et on aurait aussi bien pu la croire morte depuis des jours, séchée dans sa posture inerte. Mais Martin ne s’y trompa pas ; il comprit tout de suite que le charançon était vivant, et qu’il faisait le mort pour qu’on le laisse tranquille. Il vit ça tout de suite, au premier coup d’œil, à cause de l’application que mettait le petit animal à rester lové sur lui-même, et peut-être aussi à cause d’un imperceptible mouvement de vibration dans les antennes pliées. C’était cela, la peur, ce petit grain de poussière, ce pauvre pépin de fruit, tout noir, tué sur lui-même, le temps arrêté, le corps à l’envers, les pattes serrées sur son abdomen où la vie palpitante se cachait.

Martin garda la main à hauteur de ses lunettes un long moment, regardant intensément l’insecte. Des pensées étonnantes naissaient dans son cerveau, à présent ; d’abord une volonté féroce de faire bouger l’animal, de le faire fuir, courir le long de sa ligne de vie, escalader les bourrelets de muscles de sa main, et disparaître vers son poignet, vers les profondeurs étouffantes de sa manche de chemise. Il sembla à Martin que ses yeux et ses lunettes étaient devenus des lames d’acier, et que la volonté se déversait le long du métal, qu’elle déferlait avec une violence implacable sur la petite boule sèche et noire. Quelque chose comme des mots, des verbes à l’état pur, BOUGER BOUGER BOUGER BOUGER. Des projectiles qui tombaient au centre de l’abdomen, entre les pattes crispées, et qui allaient animer le corps de l’insecte, rompre la mort apparente, et provoquer la fuite éperdue, la panique mobile. Mais rien ne venait. Le temps était toujours arrêté, à l’intérieur de la carapace. Peut-être même l’insecte était-il devenu aveugle, était-il vraiment mort soudain, devenu petit caillou que rien ne peut détruire, que rien ne peut toucher. Mais où était-il, alors ? Où avait-il disparu, celui qui avait été l’insecte ? Martin cherchait désespérément à comprendre ce qui s’était passé. Il avait été si près, un moment, d’être un véritable dieu ; il était parvenu aux limites d’un état sublime ; et maintenant, il ne pouvait rien faire pour lutter : c’était la fuite, l’abandon ; il semblait que son esprit redescendait les marches d’un grand escalier, de plus en plus vite, sans voir, sans vouloir, quatre à quatre, enfoncé à chaque pas plus profond dans sa chute. Il allait tomber, se désintégrer, il ne resterait plus rien de lui-même, et cela, à cause d’un insecte minuscule, d’une sorte de charançon incompréhensible qui s’obstinait à rester bloqué au creux de sa main. Il fallait agir, vite, avant qu’il soit trop tard. Martin, le cœur serré, sentit la nuit venir, l’ombre qui marchait, qui avançait, quelque chose de glacé et d’opaque qui se répandait en lui. Il sentit arriver la marée noire et volatile. Des choses s’effritaient, partout, en lui, d’inexprimables châteaux de sable qui s’éboulaient en silence. Une inquiétude immense survenait en nappes. Comme un incendie noir, filant sous le vent, agrandissant sans cesse son cercle de néant. Il sentit même sa vie, sa pauvre vie lui échapper, se retirer de lui, vider ses lieux. Il fallait agir avant qu’il soit calme, avant qu’il soit statue.

Martin pencha un peu plus la tête vers la paume de sa main gauche. Ses lunettes étaient si près du charançon qu’il ne pouvait plus le voir distinctement. L’animal immobile était une tache charbonneuse, vague, au milieu de la masse de chair rosée. Quand son visage ne fut plus qu’à une dizaine de centimètres de la bête, Martin arrondit lentement ses lèvres et souffla. L’haleine puante enveloppa d’un seul coup l’insecte ; celui-ci tint bon quelques secondes, puis, suffoquant, il se retourna sur le ventre et se mit à marcher. Martin avait triomphé. Avec une répulsion instinctive, il lâcha l’insecte sur le sable et le regarda grouiller. Quelque chose de bas et de douloureux monta dans son esprit ; Martin murmura : « Anima… Anima… » et il se mit à rire.