Plus tard, Martin reprit la petite bête entre ses doigts, creusa un trou dans le sable et la plaça au centre. Le charançon, sans hésiter, commença à escalader la pente. Mais le sable glissait sous ses pattes continuellement, et il retombait au fond du trou. Il restait là un moment, comme étourdi par sa chute, ou faisant le mort sans raison, puis il recommençait à grimper le long de la muraille friable. Les petites pattes s’agitaient à une vitesse folle, la tête s’enfonçait entre les grains, les antennes palpitaient fébrilement dans tous les sens. Martin regarda le manège de l’insecte avec une attention extrême ; il ne pouvait se détacher du corps noirâtre, comme si toute la vie du monde avait été placée au fond de ce trou, sans espoir d’en sortir. Parfois, pendant son escalade, le charançon provoquait une avalanche de sable, au-dessus de lui. Un pan entier s’écroulait et fondait sur l’insecte, et les grains de poussière le recouvraient complètement ; alors il s’immobilisait quelques secondes, les pattes accrochées à des gravillons. Puis, quand l’avalanche avait cessé, il reprenait son ascension, il travaillait, il progressait, il montait, il montait. Des blocs s’ébranlaient sous ses pattes, et il manquait basculer en arrière. Mais rien de tout cela ne le décevait, rien ne l’arrêtait. Il montait encore, encore. Puis, arrivé à environ un tiers de la falaise, tout à coup, le sol ne tenait plus sous ses pattes ; il continuait à ramer désespérément, mais c’était dans le vide. Le mur cédait tout entier, et, soudain, c’était la chute, pêle-mêle avec des torrents de sable. Chaque fois, Martin croyait qu’il allait abandonner, qu’il allait rendre son corps au malheur : un corps si chétif, si léger, un corps qui ne valait rien, sûrement, devant la mort. Mais l’insecte n’abandonnait pas. À peine avait-il touché le fond du gouffre qu’il repartait aussitôt, attaquant presque toujours le même côté de la muraille. Il y avait donc un dieu pour les insectes aussi, un messie pour les coléoptères et pour les arthropodes, un sauveur tout noir, caparaçonné, couvert d’antennes et de pattes, et qui avait donné pour toujours son ordre magique ! Un dieu pour chacun de ces monstres, pour les scarabées-rhinocéros et pour les dynastes Hercule, pour les staphylins et pour les pyrales de la vigne, pour les grands paons de nuit et pour les scolopendres ! Ou bien n’y avait-il personne pour ce monde, personne pour ce trou creusé dans le sable ? Toute la terre était comme ce socle où Martin était assis : petits Sahara, grands Sahara. Des trous, des éboulements. Des pattes qui rament, des antennes qui palpent, et bien au chaud, à l’intérieur des carapaces craquantes, des organes serrés, des replis tout frémissants d’une rage mystérieuse.
Martin cessa de regarder le charançon qui entreprenait sa 264e escalade, et il observa sa main ouverte devant lui. Il fit bouger ses doigts, les uns après les autres, le pouce, l’index, l’annulaire, le médius, le pouce à nouveau. Il ferma la main. Il la rouvrit. Il la plongea dans le sable, ferma les phalanges et la ressortit. Du sable était resté prisonnier à l’intérieur de la main. Martin desserra l’étreinte des doigts : le sable coula, doucement. Martin se redressa, et s’agenouilla dans le gravier. Au-dehors, la nuit était en train de venir. Le ciel était garni de nuages épais, vitreux, qui devaient avoir absorbé toute la lumière.
Les choses étaient ainsi. Il fallait être vivant, se sentir vivant jusqu’au plus oublié de soi-même, pris dans le crépuscule, dans cette ville, sur cet espace de terre habitée, au centre d’une cour, espèce de troglodyte de H. L. M. Il fallait avoir tout son corps et toute son âme bien à soi, à la fois solitaire au centre d’un désert de béton, et coulant lentement avec tout le reste de l’univers. Un corps comme une source, unique et se répandant alentour, un corps comme une feuille, posé là, en même temps épars, un véritable appartement aux murs réguliers, divisé en pièces, cuisine, salle de bains, placards, avec portes et fenêtres, offert tout entier. Alors la nuit pouvait venir, les réverbères et les phares s’allumeraient tranquillement, les uns après les autres. La foule se bousculerait dans les rues pour regagner les domiciles, les bars s’éclaireraient, les magasins barricadés clignoteraient, des haut-parleurs commenceraient à mugir les musiques monotones. Quelque chose de mystérieux glisserait partout, une sorte de sommeil habituel, et les animaux regagneraient leurs coins pour dormir. Tout cela allait se passer bientôt, sans doute. C’était inscrit dans les corps, sur les nerfs, sur les fibres, au centre des chairs. C’était dessiné partout, sur les trottoirs, le long des murs, à l’intérieur des ampoules électriques, dormir, dormir, comme une petite croix invisible, la marque de la vie.
Martin, à genoux dans le sable, écoutait autour de lui les appels multipliés qui se croisaient dans l’air. Il entendait les cris rauques des enfants, les klaxons des automobiles, les sifflements des trains, les coups sourds qui ébranlaient le sol, les tumultes graves des appareils de télévision, des déchirements, des craquements, des borborygmes, toutes ces voix fusantes qui se répondaient d’un bout à l’autre de la ville, et qui ne signifiaient rien de précis, seulement peut-être le même ineffable petit frisson venu du creux de soi-même, qui enveloppait doucement le corps entier, qui montait, s’irradiait, et de proche en proche se faisait joie, joie certaine, suavité, cantate de joie éclatante.
Quand le ciel fut tout à fait sombre et couvert de nuages, la pluie commença à tomber sur Martin, mais il n’y prit pas garde. Il resta à genoux dans le terre-plein, les bras pendant le long de son corps, l’extrémité des doigts touchant le sable. La pluie tombait à larges gouttes, sur son crâne, sur ses épaules, sur ses jambes. Chaque goutte éclatait sur sa peau avec violence, projetant autour d’elle une fine buée fraîche. Martin ne bougeait pas ; ses yeux étaient fixés au loin, à présent, sur la ligne plate du mur et sur les rideaux des garages. À droite des garages, à côté du réduit à ordures, il y avait une ouverture dans l’immeuble, par où entraient les grondements de la circulation et les coups de klaxon.
C’est de là qu’il vit la silhouette massive de cette femme en imperméable et parapluie, qui marcha vers lui. C’était sa mère. Elle s’approcha du terre-plein et s’arrêta à un mètre environ. Martin vit qu’elle portait un vêtement sous son bras. Il regarda sa mère bien en face, à travers les verres de ses lunettes où l’eau commençait à couler. Elle le regarda aussi un moment, avec une sorte de timidité ou de tristesse. Puis elle fit quelques pas en avant.
« Martin ? » dit-elle.
Martin continua à la regarder. Elle répéta :
« Martin ? »
Elle tendit le vêtement ; c’était un imperméable.
« Martin, je t’ai apporté ça. Il pleut. »
« Oui », dit Martin ; « merci. » Il posa l’imperméable à côté de lui, sur le sable.
Elle s’approcha encore. Martin vit son visage fatigué, presque bouffi. Ses cheveux grisonnants, son corps aux hanches lourdes. L’imperméable gris-bleu qu’elle portait, et le parapluie, un grand parapluie noir qui oscillait lentement au-dessus de sa tête, et sur lequel les gouttes d’eau crépitaient très vite. Il vit qu’il y avait dans toute cette silhouette je ne sais quoi d’enfantin, de tragique, des rides autour de la bouche, des yeux troubles, un nez rougi, des laideurs et des vieillesses sans nombre, qu’on ne pouvait regarder sans curiosité.
Elle s’approcha davantage, jusqu’à la marche de pierre qui délimitait le terre-plein.
« Martin », dit-elle en hésitant. « Martin — Tu ne devrais pas rester — Il pleut fort, tu sais. Tu vas attraper mal. Mets l’imperméable que je t’ai apporté. »