Выбрать главу

Martin ne répondit pas. Il prit le vêtement et l’enfila rapidement, sans le boutonner. Puis il s’assit sur le rebord du terre-plein et prit du sable dans ses mains, machinalement.

« Qu’as-tu fait tout ce temps ? » demanda-t-elle. « Il y a plus de deux heures que tu es assis sur ce tas de sable. Tu devrais rentrer, maintenant. »

Elle hésita, puis changea le parapluie de main.

« Viens », dit-elle ; « ton dîner est prêt depuis un bon moment. Tu ne veux pas manger ? »

Martin secoua la tête :

« Non, pas encore. »

« Il fait nuit, maintenant. Tu devrais venir. »

« Je ne peux pas venir tout de suite », dit Martin.

« Pourquoi ? Il pleut, tu vas attraper froid. »

« Non, je n’ai pas froid. Il faut que je — que je reste encore un peu ici. »

« Tu n’as pas faim ? »

« Non », dit Martin ; « il faut que je — j’ai encore à réfléchir à des choses. Et je suis bien, ici. Je n’ai pas froid, je peux rester. »

« Tu ne veux pas rentrer ? Tu pourrais travailler, là-haut. »

« Non, je ne pourrais pas. Il faut que je reste ici. »

« Ce n’est pas raisonnable », dit la mère. « Je t’assure, tu ferais mieux de rentrer. Il va pleuvoir très fort, tout à l’heure. Et il est tard. Tu sais quelle heure il est ? »

« Ça m’est égal », dit Martin. « Il faut que je reste. »

« Tu vas être trempé. »

Martin regarda le sable au fond de sa main ; il était déjà très mouillé, noirâtre, et les grains s’étaient coagulés en une sorte de boue.

« Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? » demanda la mère.

« Oh — rien », dit Martin.

« Tu es resté très longtemps, vraiment très longtemps », dit sa mère d’un air rêveur. « Je me demandais ce que tu pouvais bien faire, je veux dire, à quoi tu pensais, et tout… Et tout à l’heure, je t’ai vu par la fenêtre. Est-ce que tu m’as vue, toi ? »

Martin ne répondit pas.

« Oui, je t’ai vu, tout à l’heure. Je t’ai même fait signe. Tu avais l’air de — Tu avais l’air de t’amuser ? »

« Oui, je m’amusais », dit Martin.

« C’est vrai ? Et tu ne pensais à rien ? »

« Non, à rien.

Elle écarta une mèche de cheveux grisâtres qui s’était collée sur son front.

« Je voudrais tant — », commença-t-elle. Puis elle s’arrêta. Elle hésita encore quelques secondes, et quand elle recommença à parler, ce fut avec d’autres mots :

« Tu — tu n’es pas fatigué ? »

« Non. »

« Tu es sûr que tu n’as pas froid ? »

« Non. »

« Eh bien, je — »

Elle ne dit plus rien pendant une minute. Ils restèrent là tous deux, immobiles, en silence, avec seulement ce bruit de crépitement des gouttes d’eau sur le parapluie. La pluie tombait aussi sur le sable, derrière Martin, mais avec un bruit feutré. Des odeurs bizarres se dégageaient de la terre au fur et à mesure que l’eau y pénétrait, des odeurs de racines, de phosphate, de vieille feuille pourrie.

« Ça sent le papier mouillé », dit Martin.

La mère se dandina sur ses jambes. Elle regarda vers le haut de l’immeuble ; les fenêtres étaient toutes allumées, et, par moments, des ombres chinoises passaient devant les encadrements. On entendait des cris humains, aussi, des bruits de vaisselle et de cuisine. Les repas se terminaient, là-haut dans les tanières étouffantes.

« Tu ne veux pas rentrer, maintenant ? » dit-elle.

Martin secoua la tête.

« Fais-moi plaisir, viens. »

« Non. Je t’ai dit, il faut que je reste encore un peu. Il le faut. J’ai pensé à beaucoup de choses, cet après-midi… »

« Tu nous diras ça tout à l’heure — »

« Oui, peut-être — je vous dirai — si ça en vaut la peine. »

« Pourquoi, si ça en vaut la peine ? Ce n’est — »

« Non, et d’ailleurs, ce n’est pas encore tout à fait terminé. C’est pour ça. Il faut que je reste encore cinq ou dix minutes ici. Jusqu’à ce que ce soit fini. Je n’en ai plus pour longtemps. Je vais rentrer tout de suite. »

La mère hésita encore une fois. Elle marqua un pas sur place, devant Martin. Elle avait de grosses chaussures de cuir, à talons plats et semelles de crêpe, qui collaient au ciment mouillé avec de drôles de bruits de succion. Puis elle racla sa gorge et dit :

« Bon, eh bien, alors je te laisse, puisque — puisque tu veux rester encore un peu. Mais ne reste pas trop longtemps quand même. »

Martin dit :

« Oh non, juste — juste cinq ou dix minutes, pas plus. »

Elle se retourna et fit mine de s’en aller ; puis elle revint sur ses pas et tendit le parapluie à Martin :

« Tiens, garde le parapluie. Comme ça tu ne te mouilleras pas trop. »

« Merci », dit Martin. Et il s’abrita sous le parapluie.

Au loin, bien au-delà des limites de la ville, un roulement de tonnerre se fit entendre. La mère redressa la tête :

« Tu vois », dit-elle, « c’est en train de venir. »

Quand elle vit que Martin n’écoutait pas, elle s’éloigna pour de bon. Elle cria une dernière fois :

« Je t’attends ! — Dans cinq minutes ! Hein ! »

Et puis elle disparut à l’intérieur de l’immeuble. Martin resta seul dans la cour, assis sous le parapluie sonore.

Douze jours plus tard, Martin avait terminé sa grande conférence. Le succès avait été considérable, et plusieurs journaux parlaient déjà de Martin Torjmann comme d’un chef religieux avec qui il fallait compter. Des représentants de tous les pays avaient été présents, les interviews s’étaient multipliées, et le mot de torjmannisme avait même été défini. Mais la grosse surprise avait été pour Martin la présence d’une foule assez considérable, venue à la sortie de la salle de conférences pour l’applaudir. Grâce à un haut-parleur disposé à la hâte, Martin avait pu répondre à cet honneur en improvisant une harangue où il exhortait les hommes, sans distinction de race, de religion, de nationalité, à s’unir dans l’esprit de sainteté. Il avait terminé ce discours par une sorte de prière pour l’humanité, où étaient salués les noms d’Auguste Comte et de Swedenborg. L’époque moderne étant, selon lui, exactement située entre deux naïvetés, celle de l’humanisme et celle du mysticisme. À la veille de son départ pour les États-Unis, une telle popularité était certainement bienvenue.

Le lendemain de cette conférence, Martin éprouva à nouveau le désir de descendre dans la cour du H. L. M. Il était environ trois heures de l’après-midi, et il ne restait plus aucune trace de la pluie qu’il avait connue à cet endroit. Le soleil était bien rond dans le ciel, et la chaleur descendait sur la terre par vagues. Martin commença à marcher sur la cour cimentée. Il observait le sol de très près, notant au passage les moindres détails : fissures pleines de poussière, dessins à la craie plus ou moins obscènes, taches de toutes sortes, boîtes, débris, rebut. Près d’un garage, il trouva un morceau de papier froissé, maculé d’huile, où un pneu de voiture avait laissé une série de croix brunâtres. Sous la couche de crasse, on pouvait lire ceci :

Hannibal sauve sa fortune de la cupidité des Crétois.

Après la défaite d’Antiochus, Hannibal se rendit en Crète, à Gortynée. Cet homme, le plus subtil de tous, vit qu’il courait un grand danger à cause de la cupidité des Crétois. En effet, il portait avec lui une grosse fortune. Aussi emplit-il de plomb plusieurs amphores dont il recouvre la partie supérieure d’or et d’argent. Puis, en présence des notables, il les dépose dans le temple de Diane, feignant de confier sa fortune à leur loyauté. Quand il les eut induits en erreur, il remplit avec son argent toutes les statues d’airain qu’il emportait avec lui, et les laisse à l’abandon devant sa maison. Pendant ce temps, les habitants de Gortynée gardent le temple avec le plus grand soin, de peur qu’Hannibal, à leur insu, n’enlevât et n’emportât son argent. C’est ainsi que le Carthaginois sauva sa fortune, et, s’étant joué de tous les Crétois, il put parvenir au Pont-Euxin, chez Prusias.