Martin plia soigneusement le papier et le mit dans sa poche. Ensuite, il continua sa ronde dans la cour. Il passa à travers des zones de soleil et des zones d’ombre, longea les murs de l’immeuble, regarda à l’intérieur des fenêtres ouvertes, au rez-de-chaussée. Après un quart d’heure, il parvint au centre de la cour, et s’assit sur le rebord du terre-plein. Le sable, derrière lui, était sec et poussiéreux. Martin en prit une poignée dans sa main gauche et l’examina. Il regarda les petits cristaux de roche, les uns après les autres. Il aurait fallu les compter tous, pendant des heures, des jours, des années, sans en oublier aucun chacun d’eux aurait eu un nom, un nom de chiffre, un mot sonore, dans le genre de 334 652, ou 8 075 241, qui l’aurait assis dans l’existence. Il aurait fallu les arracher, comme ça, en les épelant doucement à mi-voix, au trouble ignoble de l’indétermination. Les rappeler à la vie, les faire objets, hors de cette éternelle nuit de l’innommable. Mais c’était trop tard, déjà. Il y avait longtemps que pour Martin le monde était devenu cette étendue impalpable, immense, flottante. Une mer, un océan glauque et compact où tout se brouillait à n’en plus finir, où tout échappait à l’étreinte, aux ordres, à la connaissance. Martin, se retournant à demi, chercha des yeux l’endroit du tas de sable où il avait abandonné le charançon, douze jours auparavant. Mais il ne le retrouva pas. Les microséismes étaient passés par là, ils avaient changé la physionomie de cette parcelle de nature, et le petit insecte poudreux devait être oublié, lui aussi, quelque part à fleur de surface, enterré tout sec entre deux couches de roche concassée ; enfin mort, parti pour toujours de son corps minuscule, confondu avec le dur silence du règne de l’inanimé.
C’est en relevant la tête que Martin aperçut le groupe d’enfants qui entraient dans la cour de l’immeuble. Ils étaient une demi-douzaine environ, filles et garçons, tous inconnus. Martin vit d’abord le chef du groupe, un jeune garçon d’une douzaine d’années, vêtu d’un blue-jeans et d’un sweater blanc. Il avait un visage plutôt pâle, piqué de taches de rousseur, et des cheveux rouges. Il marchait lentement, en traînant les pieds sur le sol, et en regardant de côté, comme si rien de ce qui l’entourait ne pouvait vraiment le concerner. Derrière lui, le groupe d’enfants avançait sans rien dire. Parfois, un enfant plus jeune que les autres faisait une sorte d’écart et courait un moment en zigzag à travers la cour en imitant le bruit d’un moteur. Ainsi, nonchalamment, le groupe vint à l’encontre du terre-plein où était assis Martin. Quand ils furent arrivés, ils ignorèrent d’abord complètement la présence de Martin, feignant de jouer dans le sable. Certains se roulèrent au centre de la plate-bande en poussant de grands cris sauvages ; les autres s’assirent en rond sur le rebord de pierre, non loin de Martin. L’aîné, lui, resta debout, le dos tourné, continuant à racler ses pieds sur place. Parfois il regardait vers les fenêtres de l’immeuble, d’un air indifférent. C’est alors que, tout d’un coup, par-derrière, Martin reçut une pelletée de sable. Il se retourna et vit un des garçons, âgé d’environ dix ans, debout derrière lui. Il avait une chaussure enfoncée dans le sol du terre-plein et s’amusait à projeter du sable devant lui, mécaniquement. Martin l’interpella. À cet instant, toute la bande sortit du tas de sable et fit cercle autour de Martin interloqué. L’aîné du groupe se retourna négligemment et vint prendre place en face de lui. Tous restèrent silencieux quelques secondes, puis le chef du groupe se mit à parler ; il raclait toujours le ciment de la cour avec la pointe de son espadrille, et avait les mains enfoncées au fond de ses poches.
« Comment tu t’appelles ? » dit-il.
« Martin », dit Martin.
« Martin quoi ? »
« Martin Torjmann. »
L’autre hésita un instant. Puis il eut un mouvement du menton vers les fenêtres du H. L. M.
« C’est là que tu habites ? »
« Oui. Pourquoi ? » dit Martin.
Le garçon ignora la question.
« Je m’appelle Pierre », dit-il avec lenteur. Puis il eut un autre mouvement du menton, semi-circulaire, cette fois. « Ils sont avec moi », dit-il. « Le type qui t’a envoyé du sable, c’est Bobo. L’autre, c’est Frédéric, son frère. À côté, c’est Sophie, son père est flic. Roger, Max, Annie, Philippe, et le plus jeune, là, c’est mon frère à moi. Édouard. Mais on l’appelle Donald. Donald Duck, parce qu’il marche comme un canard. Tu saisis ? Et toi, La Cloche, comment tu as dit que c’était, ton nom ? »
« Je ne m’appelle pas La Cloche », dit Martin. « Je m’appelle Martin Torjmann. »
Le garçon se retourna à demi vers le groupe.
« Vous avez entendu ça, vous autres ? »
Immédiatement, ce fut du délire ; tous se mirent à s’esclaffer et à sauter sur place, en poussant de vilains cris d’animaux. Martin voulut se lever pour s’en aller. Mais un des garçons qui avait des cheveux coupés ras le repoussa en arrière.
« Reste assis, La Cloche », dit-il.
Ils continuèrent à rire et à danser sur place. À la fin, celui qui avait dit s’appeler Pierre fit un signe et tous se calmèrent. Puis il s’approcha tout près de Martin.
« Dis donc, Le Bigle », dit-il lentement, « on ne t’a jamais dit que tu avais une grosse tête ? »
Les rires recommencèrent ; Martin voulut se lever à nouveau. Cette fois, Pierre le repoussa du pied, et il manqua tomber à la renverse dans le tas de sable. Martin assujettit ses lunettes.
« Laissez-moi passer », dit-il.
« Lainssez-moin pannsser », nasillarda un des garçons.
« Alors, tu n’as pas entendu ? » continua Pierre ; « je t’ai demandé si on ne t’avait jamais dit que tu avais une grosse tête ? »
« Sûr que sa maman lui a jamais dit ça », dit Bobo.
« Laissez-moi passer, imbéciles », dit Martin. Il commençait à avoir peur ; la colère, aussi, monta en lui, et il voulut se relever encore. Deux garçons l’entourèrent aussitôt et le maintinrent sur le bord du terre-plein. L’aîné continua à racler sa chaussure sur le sol, tout près des pieds de Martin.
« Il ne peut pas répondre », dit-il ; « il ne s’est jamais regardé dans une glace. Pas vrai, Le Bigle ? »
« Moi je n’ai jamais vu une tête aussi grosse, ça c’est sûr », dit Roger. « Même pas au cirque. »
« Une vraie tête de carnaval », approuva Frédéric.
« Laissez-moi », dit Martin ; « ou j’appelle mon père. »
« Eh bien, appelle-le », dit Pierre ; « nous, on ne demande pas mieux, pas vrai, vous autres ? Des fois qu’il aurait une tête encore plus grosse ! »
Les enfants rétrécirent le cercle et se mirent à rire et à crier de plus belle. Martin essaya de se dégager, mais les garçons le tenaient par les bras, et ils étaient plus forts que lui.
« Tu as de belles lunettes, dis donc », dit Pierre. Et il les arracha du nez de Martin. Il les fit tourner dans sa main droite.
« Tu y vois mieux, maintenant, Grosse-Tête ? »
« Rendez-moi ça ! Rendez-moi mes lunettes ! » cria Martin, tremblant de rage.
« La ferme ! » dit Pierre. « Si tu cries, on te casse tes lunettes, compris ? »
« Tiens, passe-les-moi », dit Bobo.
Il prit les lunettes et les enfila sur son nez. Puis il fit semblant de marcher dans la cour, le dos voûté, les jambes cagneuses. Les autres s’esclaffèrent, et essayèrent les lunettes à tour de rôle, en augmentant à chaque fois les grimaces. Martin vit la scène à travers un écran de trouble, des silhouettes tordues et obscures s’agitant devant lui comme des gnomes. Il resta assis sur le rebord du terre-plein, les yeux dilatés, les poumons oppressés, incapable de parler. Quand ils eurent terminé, l’aîné reprit les lunettes et les fit tourner devant le visage de Martin.