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« Tu veux les avoir, tes lunettes, hein, Grosse-Tête ? »

« Casse-les-lui, Pierre », dit une des fillettes. « Ça lui apprendra. »

« Non, j’ai une idée », dit Donald Duck ; « vous savez ce qu’on va faire ? On va les cacher dans le sable, et on le regardera chercher. »

Tous se mirent à rire.

« Oui, oui, c’est ça, cachons les lunettes dans le sable ! »

L’aîné approuva :

« D’accord. On va cacher ses lunettes dans le sable. Mais il ne faut pas qu’il voie où. »

« On le tiendra tourné par ici », dit Bobo.

« Et de toute façon, il ne peut rien voir sans ses lunettes », dit Donald Duck.

Martin essaya de se débattre.

« Non, non, rendez-moi mes lunettes ! Imbéciles ! Rendez-moi mes lunettes ! »

Mais les deux garçons le maintenaient bien. Pour plus de sûreté, une des fillettes se joignit à eux et lui serra les jambes.

« Allez, creusez-moi un beau trou ! » dit Pierre. Et il monta sur le rebord du terre-plein.

Tous les autres se mirent à fouiller dans le sable, vers le centre. En quelques minutes, ils préparèrent un trou assez profond. Au moment d’y jeter les lunettes, Pierre se ravisa. Il fit signe aux autres de s’approcher, et chuchota à voix basse :

« J’ai une meilleure idée. On va faire croire à Grosse-Tête qu’on a mis ses lunettes, et moi je les garde dans ma poche. Comme ça, il creusera pour rien. » Les autres pouffèrent de rire, puis ils refermèrent le trou et descendirent du terre-plein, qu’ils entourèrent comme une arène.

Pierre monta sur le rebord du terre-plein ; il se retourna vers Martin et dit doucement :

« Vas-y. Creuse ! »

Martin ne répondit rien. Les autres l’avaient libéré et se tenaient devant lui d’un air menaçant. Il regarda vers les fenêtres, mais ses yeux myopes ne pouvaient rien voir d’autre qu’une masse brouillée de ciel et de ciment.

Le chef de la bande gratta sa semelle sur la bordure du terre-plein.

« Alors ? Qu’est-ce que tu attends, Grosse-Tête ? Va les chercher, tes lunettes ! »

Martin ne bougeait pas. Un des garçons qui l’avait maintenu assis, tout à l’heure, s’approcha brusquement et le poussa en arrière. Martin tomba lourdement à la renverse dans le sable, et tous les enfants se mirent à rire. Les plaisanteries et les ricanements fusèrent tous à la fois, s’élevant du cercle de petits nains, s’élançant, et tombant sur lui, pêle-mêle dans le sable, le faisant ramper. Martin avança à quatre pattes vers le centre du terre-plein, les yeux glauques, la gorge serrée, les poumons étouffants. La rage et la peur étaient entrées en lui, avaient pris possession de cet espace délimité, tas de sable, cercle de voyous, cour d’immeuble. Tout était comme silencieux et blafard, tragique, avec seulement les coups sourds de son cœur battant immensément sur toute la surface de ce sol. Explosant profondément, comme venus de sous-terre de mines, de dynamite enfouie. Il avançait avec peine, les genoux traînant dans les gravillons, les mains enfoncées jusqu’aux poignets dans la matière mouvante et dure, la tête devenue tout à coup si lourde, si grosse, qu’il arrivait difficilement à la soulever au-dessus de la terre. Les cris des enfants le traversaient de plus en plus vite, le blessant à chaque fois en une nouvelle parcelle de sa chair, comme des flèches, tout à fait comme des flèches. Il était l’animal traqué, l’espèce de gros éléphant surpris au centre d’une clairière, et que les nains vidaient peu à peu de son sang, en le piquant avec leurs dards.

« Allez, vas-y ! »

« Creuse ! Creuse ! »

« Allez ! Allez ! »

« Allez ! Cherche, Médor, cherche ! Ouah ! Ouah ! »

« Plus loin ! Plus loin ! »

« Creuse ! Fouille le sable ! Allez ! »

« Ouah ! Ouah ! Cherche ! Cherche ! Sniff ! Sniff ! Ouah ! Ouah ! »

« Allez Grosse-Tête ! »

« Non, à gauche ! À gauche ! Creuse plus fort ! »

« Allez, du nerf ! »

« Creuse ! Creuse ! Creuse ! »

« Plus vite, Grosse-Tête ! Plus vite ! »

« Avec ton nez, Grosse-Tête ! Avec ton nez maintenant ! »

« Allez, plus vite ! Plus vite ! »

« Vas-y, Médor ! »

« Hé ! Tu brûles ! Tu brûles ! »

« C’est ça ! Vas-y ! Cherche par-là ! »

« Allez, La Taupe ! Vas-y ! Creuse ! Creuse ! Creuse ! »

« Ouah ! Ouah ! »

Martin était tombé à plat ventre dans le sable, maintenant. Et il creusait. Doucement, d’abord, en ramant faiblement avec les mains dans la matière liquide et poussiéreuse. Puis plus vite, fouillant avec tous ses bras, faisant jaillir dans sa figure des pelletées de poudre odorante. Avec frénésie, enfin, tout son corps devenu machine à creuser, devenu insecte se débattant, se tordant au milieu du terre-plein, forant des trous de toutes parts, avec les bras, les jambes, les épaules, les hanches, la tête même. Il enfonçait son menton dans le sable, puis son museau entier, il mangeait, il donnait des coups de boutoir, il respirait le sable, il suffoquait, grouillait, se noyait ! Le délire l’avait pris totalement, et c’était comme un gouffre sans fond, comme un puits devenant de plus en plus grand à mesure qu’il tombait. Il était installé dans la chute, dans l’axe de l’abîme même, il était sa propre caverne, de plus en plus caverne, et rien ne pouvait l’arrêter. Le temps avait passé, il l’avait fait la victime incohérente de cette métamorphose, et rien ne pouvait le faire revenir en arrière.

Pourtant les forces lui manquèrent. Il resta étendu au centre de la lice, à plat ventre dans le sable, ne bougeant presque plus les membres. Seul un léger frémissement des bras indiquait qu’il était encore vivant. Le soleil inondait son corps immobile, et se mêlait au sable qui couvrait sa peau et ses vêtements. Martin était tout gris, à présent, gris comme une vieille dépouille de lézard, d’un gris terne et sale qui semblait l’arracher au monde des vivants.

Presque instinctivement, les enfants se turent. Ils restèrent groupés autour du terre-plein, regardant l’espèce de cadavre de Martin sans bouger. Ensuite, Pierre mit le bout de son espadrille à l’intérieur du terre-plein et, d’un mouvement sec de la cheville, envoya une giclée de sable sur Martin. Le sable retomba sur le corps inerte, un peu partout, sur les cheveux emmêlés, sur la nuque, sur les épaules, sur les oreilles. Quand il vit que Martin ne bougeait plus, Pierre tira de sa poche les lunettes et les lança sur le sable, près du corps étendu ; puis il descendit au milieu de ses camarades. Il n’eut pas besoin de prononcer un mot : le signal fut compris tout de suite ; les enfants s’enfuirent en courant et quittèrent la cour de l’immeuble.

Cinq minutes plus tard, Martin se releva sur le tas de sable. Il regarda autour de lui, hébété, sentant les petits ruisseaux de grains de pierre qui coulaient délicatement le long de ses habits, à l’intérieur des sous-vêtements, et sur sa peau. Il marcha à genoux, comme ça, à l’intérieur du terre-plein. Puis il rencontra le fil de fer de ses lunettes, et les posa sur son nez, machinalement. Le monde redevint clair, tout à coup, nu, dur et luisant de toutes ses forces, plein d’objets carrés, de lignes droites et tranchantes, de couleurs poissantes comme des nappes de confiture. Le ciel aussi était très beau, très blanc et très fixe, dans le genre d’une fenêtre ouverte brutalement sur vos rétines. Tout cela était si calme, et si éclatant que ce devait être immuable, éternel, rempli à tout jamais d’une vieillesse incomparable. Derrière ses lunettes, les yeux de Martin redevinrent troubles soudain. Des larmes, mais étaient-ce bien des larmes ? Car cela venait du plus profond de lui-même, cela coulait facilement et sans honte à la manière d’un liquide naturel, cela était eau en vérité, source de son être, sa propre vie qui s’épanchait tranquillement et se répandait au-dehors.