« Dieu, ô Dieu ! » dit Martin. « Je t’ai trop blasphémé ! Si tu es là, si c’est cela que tu veux, viens, prends ma vie ! Emporte-moi ! Emporte-moi ! »
Le monde est vivant
Voici ce qu’il faut faire : il faut partir pour la campagne, comme un peintre du dimanche, avec une grande feuille de papier et un crayon à bille. Choisir un endroit désert, dans une vallée encastrée entre les montagnes, s’asseoir sur un rocher et regarder longtemps autour de soi. Et puis, quand on a bien regardé, il faut prendre la feuille de papier, et dessiner avec les mots ce qu’on a vu. Vous comprenez, il faut inscrire le paysage, pièce par pièce, sans rien oublier ; longuement, méthodiquement, il faut faire la carte de ce morceau du monde, indiquer le moindre caillou, la moindre touffe d’herbe, faire le schéma des visions et des odeurs, écrire tout, dessiner tout. Alors, lorsqu’on a fini, et que le soir est venu, on peut retourner chez soi. Sur la feuille, là, dans ce rectangle de papier de 21 × 27, on a gribouillé une parcelle de la terre. On a fait le portrait de quelques kilomètres de lumière, de bruits et de senteurs. On les a aplatis comme sur une carte postale, ainsi, très facilement. Et maintenant, ils sont à vous, ces kilomètres, ils ne pourriront plus dans l’oubli ; ils resteront, martelés à coups de petits signes, dans votre tête pour l’éternité. Ou, tout au moins, le temps que vous vivrez.
À cet endroit, les montagnes avaient poussé partout, n’importe comment ; elles occupaient tout l’horizon, avec de hautes masses dures et ravinées, des crêtes aiguës qui surgissaient dans tous les sens. En bas, la plaine se rétrécissait brusquement, en forme de triangle, et le chaos commençait. Le lit de la rivière, une sorte de désert de galets fendu en deux par un mince filet d’eau, était semé de rocs énormes, tombés là au cours d’une avalanche vieille de mille ans. Entre les rocs, les galets étaient posés par vagues, modelant les courants et les tourbillons de la dernière crue. De l’autre côté de la rivière, il y avait un pan de montagne abrupt, plus haut que les autres, qui se tenait debout à l’entrée du défilé, comme un mur.
On arrivait sur lui à la vitesse d’un avion, et petit à petit, les détails se faisaient jour, les aspérités innombrables, les taillis d’arbustes accrochés à même le roc, les ruisselets desséchés, les trous, les éboulis ; le mur se dressait droit le long de la vallée, haut de quelque chose comme 500 mètres, à pic, nu, et massif. La montagne était immobile, pesante, seule contre le ciel bleu où traînaient des nuages en loques. C’était comme ça. La ligne de la montagne grimpait en pente douce vers le nord, puis la pente devenait plus raide, se faisait falaise ; le premier pic avait deux sommets, séparés par une déclivité. Derrière le deuxième pic, le soleil faisait briller un objet bizarre, peint en blanc, qui avait tout l’air d’un crucifix. Encore une déclivité, arrondie celle-là, et on arrivait au deuxième sommet ; moins élevé que le premier, il était composé d’une suite de rochers cassés qui s’emboîtaient les uns dans les autres. Après, le dessin de la montagne redescendait en une sorte de gorge, puis remontait en pente douce vers le plus haut sommet. Celui-ci n’était fait que d’un seul pic, une espèce d’obélisque large, aux flancs couverts d’arbres qui émergeaient de sa silhouette massive comme une série de petits ressorts. De l’autre côté du pic, quand on avait passé cette zone déserte et glacée, ce point chauve qui culminait sans cesse, c’était la dégringolade presque verticale vers la vallée. Pourtant, à mi-chemin, la chute était arrêtée par une ramification de la montagne, une torsion dans son corps qui courait vers la droite et la rattachait à un autre bloc de pierre. Tout à fait comme un cou de bête gigantesque, la masse rocheuse se recourbait longuement, en un mouvement sinueux et lourd, et l’arête supérieure de cette paroi difforme semblait continuellement tendue dans un effort épouvantable, digne d’un cataclysme.
Et en fait, elles étaient encore là, les traces du cataclysme ancien qui avait modelé la terre. Les rocs avaient surgi comme des fusées, au milieu de torrents de boue brûlante, des lacs grands comme des mers s’étaient vidés à travers les failles, et les gouffres soudain creusés, de vrais volcans à l’envers, avaient englouti des millions et des millions de kilomètres cubes de pierre et de marécages. On voyait encore la catastrophe telle qu’elle avait été pétrifiée des siècles auparavant ; le chaos reposait là, tranquille, écrasé sous sa propre force, faces de mort surgissant désespérément du flot suintant de la vie : forêts d’arbustes ondulants, douce et sinueuse rivière aux eaux troubles, amas de poussière et de sable recouvrant les arêtes primitives. Le monde était à moitié enseveli sous le limon en action, mais on pouvait savoir qu’il avait été là. Qu’il avait explosé autrefois, qu’il avait éclaté de toutes les forces de ses os vivants, bousculant tout autour de lui, à l’assaut du ciel.
Au nord, en amont de la rivière, le cirque des montagnes s’est resserré. L’espace est devenu trop étroit, et les blocs de pierre ont poussé les uns contre les autres. La rivière doit passer à travers un défilé incommode, plein d’ombre, et les cimes sont alignées, se chevauchent.
Sur la rive gauche, il y a une autre montagne, informe, qui surplombe la route. Son ventre est gonflé au-dessus de la rivière, et les maigres arbustes agrippés à ses flancs tordent désespérément leurs branches pour pouvoir pousser à la verticale.
Le cirque se termine en aval par la fuite des montagnes vers les collines, des collines vers les plaines, et des plaines vers la mer.
Mais c’est à l’intérieur du cirque que les choses se passent. Dans ce gouffre taillé dans la terre, où coule doucement une rivière entre des bosquets d’oliviers, dans cet entonnoir plein de calme et de couleurs, il faut descendre. Face à la montagne comme un mur, compter les touffes d’arbustes accrochées au rocher blême ; sentir les dents de scie contre le ciel, et le mouvement rotatif des nuages qui avancent, qui avancent… Écouter les bruits et les déterminer ; renifler les odeurs ; avoir mal d’une piqûre de taon ; voir les dessins des caillons et des herbes, et ne pas les oublier ; et surtout, dévisager le paysage.
Au pied des montagnes, donc, il y a une rivière ; large à l’entrée du cirque, elle va en s’amenuisant à mesure qu’elle remonte la pente de la terre, avec beaucoup de méandres. Au début, l’eau est claire, presque grise. Elle coule infatigablement vers la mer, dans un bruit égal et chuintant, sans mouvement apparent à sa surface. Elle glisse ainsi, tout d’une pièce, à la fois opaque et translucide, ne reflétant rien, au milieu d’une plaine de galets. D’autres canaux ont été tracés dans son lit, où stagnent des espèces de mares boueuses, refuge des moustiques. Sur les galets, rien ne bouge ; peut-être l’eau coule-t-elle aussi en profondeur, avec de pénibles infiltrations entre chaque caillou, des gouttes claires qui tombent et retombent incessamment, en silence. Les galets, à la surface, sont couchés par longues stries en diagonale, les unes gris rosé, les autres mauves, d’autres encore couleur d’ardoise. Sous les stratifications de cailloux, au plus profond, c’est toujours le roc. La cassure millénaire qui court le long de la terre, et que l’avancée imperceptible de la masse de la rivière use, use sans repos. Car la rivière avance, cela est sûr, eau et galets, comme un corps, comme un boa en miettes. Les couches supérieures des galets sont entraînées par le courant du fleuve, et frottent sur les couches moyennes, qui frottent sur les couches inférieures, qui frottent à leur tour sur la paroi rocheuse. Toute cette friction est lente, très lente. Mais une force surnaturelle anime le fleuve, et l’eau pousse tout le temps, elle n’a pas de répit, elle arrache de la poussière à la terre, elle écrase, elle vide, elle rogne. Éternelle, l’eau coule, vive à la surface, goutte à goutte en profondeur ; quand elle a coulé, le soleil frappe sur les cailloux et l’évapore. Alors elle monte dans le ciel, elle se traîne en longs nuages blancs ; puis le vent accumule les nuages, les fait gris, bruns, bleus, noir d’encre, et alors, soudain, le ciel crève et l’eau retombe sur la terre, coule vers la rivière, pénètre dans son lit, imbibe tout, et pousse à nouveau, use à nouveau, ronge comme une mâchoire.