Plus en amont, la rivière est serrée entre les pans de montagne ; là, l’érosion n’a pas encore élargi les masses de roc, et les galets sont rares. Sur les berges, d’un côté des terrains plantés de roseaux, de l’autre la paroi abrupte et nue. L’eau coule au pied de ces murs, profonde, bleue. Le rocher entre droit dans la rivière, sans plages, avec seulement un cerne noir qui court au-dessus du niveau de l’eau ; la marque moussue des crues, sans doute, lorsque le fleuve est gonflé par les pluies d’automne et qu’il roule des guirlandes de tourbillons le long de la montagne.
Sur l’autre rive, pourtant, le roc, moins résistant, a cédé. Ou peut-être est-ce la force excentrique du courant, à cause de la courbe de la rivière, qui a rejeté toute l’eau sur l’autre paroi. Au bord du fleuve, près du méandre, dans la terre visqueuse, des roseaux et des herbes se sont installés. Le vent, en passant, les agite faiblement, et le soleil a chauffé leurs tiges toute la journée. Des oiseaux fusent en piaillant et montent dans l’air en zigzag. Là, sur ce sol spongieux, la végétation a su pousser. Les racines vivantes ont grandi dans la terre, et l’eau les a nourries. Entre les herbes et les roseaux, le mur d’en face est visible, plus nu que jamais. Plus loin, plus bas, à l’endroit où le fleuve s’agrandit et où les plaines de galets commencent, de grands arbres tristes, attachés on ne sait comment à la roche, sont penchés vers le lit de la rivière. Et sous leurs feuillages retombants, il y a des cachettes noires ; des animaux, des serpents, des crapauds y habitent peut-être. Les trous ombreux doivent sentir la pourriture, la feuille morte, et l’air y est froid sûrement. Qui sait si ces trous ne dissimulent pas un cadavre infect, tout blanc et tout bleu, la peau percée de cent coups de couteau ?
À proximité des terrains sablonneux où croissent les roseaux, la colline commence ; en pente légère, avec champs de maïs, terrains vagues, vieille souche, et même espèce de ruine, elle monte jusqu’à la route. Les derniers mètres de terre sont en espaliers, plantés d’oliviers ; là, les insectes sont nombreux. Ils filent dans l’air avec de drôles de bruits grinçants, hannetons, mouches à viande, taons, libellules, moustiques, bourdons, guêpes maçonnes, et longues fourmis ailées dont le corps palpite nerveusement. À ras de terre, entre les grains, les cailloux et les herbes sèches, un serpent rampe doucement ; il s’arrête de temps à autre et son cou se balance. Les plantes sont hérissées, immobiles. On dirait que les choses attendent, ainsi, un événement grandiose. Mais rien ne se produit.
Plantés raides sur les terrasses de terre, les oliviers sèchent. Une force sourde et mystérieuse est en eux ; elle les tient fichés dans le sol, elle monte dans leurs branches contorsionnées, elle se répand dans leurs fibres. Une volonté d’être arbre, peut-être, une dureté implacable, intense, parfaitement inanimée. À l’intérieur des écorces, dans les replis serrés du bois, elle travaille à son œuvre verticale, elle parfume, elle sustente, elle recourbe doucement les bordures des petites feuilles vernies. Elle est dans la terre, aussi, dans la terre sucée qui monte en eux par les racines, et qui se fait béton armé de leurs branchages, ciment sec et cassant qui étend leurs doigts innombrables bien haut vers le zénith. Les tiges des feuilles sont dressées très droites, comme tendues vers un soleil invisible, et il semble que l’arbre se rattache ainsi au sein des nues électriques pour en recevoir la manne foudroyante.
Au bord de la route, entre les blocs de pierre, des fleurs ont poussé. Une tige fine, haute, recouverte d’une espèce de duvet argenté, avec, tout en haut, l’amoncellement de bourgeons et de boutons, en bas une racine en forme de Z d’où partent plusieurs poils. Tout le long de l’herbe, les feuilles se sont ouvertes, offrant leurs creux minuscules à la poussière et au vent. Entre deux bras qui partent de chaque côté du corps, terminés par une feuille géante, il y a une rosace de feuilles fraîchement nées, et de fleurs pas encore écloses. C’est comme un cœur microscopique, froissé, replié sur lui-même, où rien n’est distinct. Quelque chose de délicat et de doux, une boulette verte et grise, pareille à un visage infime, qui vit tassée sur elle-même en attendant l’heure de s’ouvrir. Au sommet de l’herbe, au bout d’un fil recourbé, une série de petites fleurs blanches, étoiles à cinq pétales dont le centre est vaguement teinté de jaune, s’accroche en grappe. De là aussi la vie doit surgir, de ces petits nids velus et odorants. Une vie sourde et molle, qui vous fait vivre le changement des saisons, la suite régulière des jours et des nuits, les heures fraîches, les heures chaudes, les heures de rosée, les heures de lumière, comme ça, sans impatience, sans désir.
Autour de l’herbe, le monde est circulaire, figé, invisible ; les choses existent sans phénomènes, ou avec des phénomènes tellement minuscules que cela ne vaut même pas la peine d’en parler. Les choses sont là par blocs, par îlots ; elles sont loin ; rien ne vient vers l’herbe, rien n’entre en elle autrement que par les fibres des feuilles ou par les filaments des racines. Rien ne communique. Et pourtant, ce n’est pas la mort, bien au contraire. C’est la vie hétéroclite, sans rapports avec le reste du monde. C’est la parcelle de la vie commune, le petit bâton planté tout seul dans sa terre, sans liens ni chaînes. C’est la vérité isolée et sereine, la majesté d’être soi, nu et solitaire, d’être une miette de la réalité et de ne pas même savoir qu’on est cette miette. Comme pour les oliviers, comme pour les buissons, les ronces, les chardons, le temps n’existe pas, le bruit n’existe pas, l’action n’existe pas ; et ce néant qui est si plein, si intense, c’est la vérité initiale et victorieuse de la matière, de la chose plongée dans le tout, vivante ni contre les autres, ni vers les autres, mais pour soi, pour soi seulement.
Dans la vallée, cette force végétale était installée partout ; elle faisait craquer les carapaces croûteuses de la terre, elle disloquait les caillots au plus profond du sol, elle rampait, creusait, cherchait son issue. Les voies qu’elle se frayait doucement, ainsi, dans l’élément poudreux, étaient les preuves de sa vie et de son pouvoir. Rien ne les arrêtait. Le monde était vraiment à la merci des plantes et des racines. Depuis des siècles, elles n’avaient cessé de travailler ce domaine inerte, de ronger les rochers, de dissoudre le phosphate, sans pitié, en faisceau de forces menues. Monde sans douleur et sans joie, monde paisible et meurtrier, si proche de la mort et cependant si vivace.
À travers les forêts de feuilles et d’herbes, les insectes rares bougeaient : un scolopendre passa près d’un débris de bois pourri ; une fourmi géante, longue d’au moins trois centimètres, se promenait sur le rebord d’un mur. Corps rougeâtre, trapu, et large tête noire aux mandibules puissantes. La fourmi avança sur les pierres du mur, déplaçant avec ses pattes des éboulements de grains de poussière ; elle s’approcha d’une mouche, qui aussitôt s’envola ; elle tâta un fétu de paille, s’arrêta, puis, prise tout à coup d’une panique incompréhensible, elle se mit à courir follement et s’engloutit à l’intérieur d’une fissure.