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Sur la route, sur les branches des arbres, d’autres fourmis marchaient ; le mouvement de leurs corps grouillait incessamment, avec une espèce de furie méticuleuse, pleine de pattes et d’antennes, dans le genre de chemins animés.

Des touffes d’herbe coriace avaient réussi à percer le revêtement de goudron, et vivaient à ras de terre, indéracinables, malgré les coups répétés des pneus de voitures.

Le vent tiède, bruyant par moments, passe ; il suit les escaliers de la colline, avance le long de la vallée, déplace des plaques de fraîcheur, ride la surface de l’eau dans les mares croupies, déporte une guêpe, fonce dans un trou de la montagne. Il va continuer ainsi, très loin, jusqu’à la source du fleuve. Car l’air aussi est vivant : il bouge doucement, s’arrête, puis souffle plus fort. Dans le gaz transparent, embaumé, tantôt froid, tantôt chaud, les bactéries sont portées ; des animaux minuscules, au corps tout rond, voyagent en groupe sur une poussière. Des graines tombent d’un arbre, ou pleuvent d’un pissenlit. Elles iront dans la terre, rejoindre les gouttes d’eau et les larves, et là, elles pourriront lentement dans la gangue de chaleur, au sein du secret gonflé de torpeur ; le moment venu, elles éclateront, et une nouvelle tête de feuille cherchera avec douceur, avec puissance, sa voie particulière.

Ici, dans ce cirque entouré de montagnes, tout était présent ; les animaux innombrables, les fleuves, les ruisselets, les ruisselets des ruisselets, les mottes, les végétaux, rien ne manquait ; on vivait dans une série de mondes concentriques, qui s’emboîtaient parfaitement les uns dans les autres : le monde pour les fourmis géantes, le monde pour les scarabées, le monde pour les astrances, le monde pour les roseaux, le monde pour les oliviers, pour les pins parasols, ou pour les silex taillés ; le monde pour le corps de l’eau, celui pour les vers de vase, celui pour les mouches ; le monde pour les serpents, le monde pour les hommes, le monde pour les fourmis naines. Et pourtant, cela n’était qu’une apparence. Car, en vérité, le monde n’était qu’un, et tous l’habitaient ensemble. Mais il ne devait pas y avoir de partage. La réalité était au-delà, toujours au-delà. Vaste, multiforme, sphérique. La paix de cette vallée était une torture inexorable, un mal qui défiait chaque créature dans son autonomie. Il n’y avait pas de paix. Il ne pouvait pas y avoir de paix. Au contraire, il y avait quelque chose d’enragé, de dément, de durablement cruel, qui régnait à l’intérieur des êtres. Ni douleur ni jouissance, mais un engorgement terrible, un embrasement indicible, une montée en tempête, pleine de vertiges et d’excitation. Le sentiment violent d’être, sans doute ; comme la peur, qui vous vidait et vous emplissait à la fois. L’idée d’habiter, d’être un habitant, là, dans cette vallée, dans ce site si dur, et de ne pouvoir jamais ne plus l’être ; un habitant, dans sa peau, devant le lieu qu’il habite ; un occupant, de toutes ses forces, malgré soi, bien au-delà de soi, presque dans l’avenir. Et ne jamais pouvoir faire autrement. La malédiction infinie de n’être qu’un habitant.

Tout près de l’eau, on voit le grand mouvement silencieux qui descend vers la mer avec un bruit de fontaine. L’eau est profonde, épaisse, couleur d’acier. Elle coule le long de la plage de galets, tout d’un bloc, pareille à une ruasse de glace. Dedans, des poissons, peut-être ; des poissons aux yeux vitreux, en train de regarder leur univers glauque. Sur l’eau, des détritus vont à la dérive, des brins d’herbe arrachés aux rives, des éclisses de bois, des racines. La terre aussi s’émiette, imperceptiblement, en silence ; on ne la voit pas se détacher, mais on sait qu’elle est là, mêlée à l’eau, dissoute en fine substance grise.

Au bord du rivage, la rivière s’est infiltrée parfois, en faisant des sortes de presqu’îles boueuses ; dans ces golfes, la vie pullule : moustiques frôlant la surface, cirons, guêpes, araignées d’eau. Et ces flaques d’eau, il y en a par milliers le long de la rivière. Les cailloux non plus ne manquent pas. Ils reposent en tas, les uns sur les autres, de toutes les couleurs, de toutes les formes ; certains sont entourés d’un mince cercle blanc incrusté dans la pierre ; d’autres portent des traces de coups, sont percés de trous. Polis par le temps, usés par le fleuve, ils sont descendus du plus haut des murailles. Ils vont s’émiettant, chaque jour davantage. Dans mille siècles, peut-être avant, la surface de la terre ne sera plus que du sable.

Le vent souille et déplace des feuilles mortes sur la route. Les buissons craquent. Des lézards filent au ras des pierres plates, puis s’immobilisent, et seules leurs gorges palpitent.

Les épines d’une plante sont bien raides, aiguës comme des ongles, et elles attendent. Dans les taillis touffus, la sauvagerie est extrême ; les branchages sont emmêlés, les feuilles crissent, et d’âcres odeurs montent à travers le clair-obscur ; des odeurs de sève fade, d’incendies naissants, de pulpe écrasée. Les tiges sont vertes, elles éblouissent. Des toiles d’araignées recouvrent les creux, entre les brindilles, et l’ombre est peuplée de boules velues, aux yeux tragiques, qui guettent sans arrêt. La fatigue est lourde, elle rôde bas près de la terre, entre les pieds des buissons. Et une espèce de couleur de lait envahit progressivement les membranes végétales, courbe les fines tiges au passage, craquelle la peau rayée des vieux lauriers.

Haut dans le ciel, un busard tournoie, sans se presser. La terre vue à vol d’oiseau est un immense chaos désolé, fait de ruines, où coulent des torrents blancs minces comme des crachats. Un cri jaillit d’un arbuste, et on ne voit rien ; un « rak-rak-rak-rak » inconnu qui serre la gorge et soulève des nappes d’inquiétude.

Encore plus haut dans le ciel, sur la voûte plate peinte en bleu, les nuages continuent à nager. L’un d’eux est très long, avec une espèce de queue filiforme qui se fond dans l’éther. Ils changent de forme sans cesse, avec d’insensibles métamorphoses ; ils se font et se défont, se groupent, se séparent, tournent autour des pics, s’effilochent, sont bus.

À l’autre bout de la vallée, là où la rivière disparaît, il y a deux pitons verticaux sur chaque berge, dans le genre de montants de porte. Après eux, c’est l’inconnu. Le fleuve doit continuer sa route sinueuse, et les talus doivent être verts, sans doute, avec d’autres oliviers et d’autres roseaux.

Mais ici, dans ce coin encastré, on dirait que tout a été gribouillé ; l’air si net, la fraîcheur, l’ombre, le vent, tout cela est nu, incroyablement nu. Le relief est fixe, presque verni. Entre les murs des montagnes, les lignes se croisent, les unes fines, les autres lourdes, pour toujours. Rien ne bougera, rien ne changera. Les rocs sont impassibles, en équilibre, les arbres et les herbes sont plantés droit dans le sol, et le silence peuplé règne. C’est un embrouillamini de tissage, avec des nœuds, des couleurs placées, des pâtés noirâtres. Il faut vivre là-dedans, il faut être une tache parmi d’autres, un petit point d’encre que montre une flèche. Au cœur du spectacle, insecte de ce lieu, vraie sauterelle agenouillée et méditative. Voir tout. Vivre tout.

Un creux minuscule est votre domaine : autour de vous, l’horizon est limité par des talus gigantesques, où poussent des espèces de troncs velus. Près du sol raboteux, l’air est chaud, chargé de parfums, et il s’élève en chancelant. Impossible de voir plus haut : l’atmosphère, à quelques centimètres du sol, devient tout à coup opaque, parcourue de cloques comme une surface liquide. On ne vit pas plus haut que la poussière, un poids terrible enchaîne au niveau de l’écorce terrestre. Ah, si on avait des ailes ! Mais rien à faire, il faut ramper sur les blocs d’humus qui s’éboulent. Et ici, pas de repos : le sol vit, il bouillonne sans cesse, il gémit, il s’ouvre et se referme comme une bouche ; des bulles viennent crever sous vos pieds, des vibrations lentes et harmonieuses ébranlent lourdement la croûte de la terre, et les vagues de l’air passent en hurlant entre les colonnes des roseaux. La végétation est tellement touffue que le soleil ne touche jamais le sol de ses rayons. Les animaux qui marchent sont blêmes, aveugles, tâtonneurs. Ils sont les proies des autres bêtes ailées qui volent au-dessus de leurs têtes en fouillant les coins sombres avec des yeux voraces enfouis dans des carapaces lustrées. La terre est vraiment terrible quand on la connaît bien. Les monstres n’y sont pas rares, non, les monstres n’y sont pas rares.