Au sud, la vallée va en descendant le long de sa pente, la rivière aux eaux grises coule vers la mer, tranquillement ; l’inclinaison du sol est presque insensible, et les montagnes se fondent à l’horizon en une sorte d’ondulation aux courbes délicates. Là-bas, tout près de la mer, le ciel a pris des teintes jaunes et roses, et les nuages se sont complètement dissous dans l’atmosphère. Seul un rideau de brume, couleur de nacre, rappelle que l’humidité est dans l’air, que les gouttes d’eau pulvérisées flottent comme des poussières, à des kilomètres de hauteur.
Loin des cubes disloqués des montagnes, c’est le lieu où habitent les hommes ; ils ont construit leurs maisons sur les flancs de la colline, face à l’embouchure de la rivière, et ils vivent là, ils cuisent leurs repas, ils font des feux au milieu des terrains vagues. Les routes s’insinuent à travers les bosquets, suivent les méandres des cours d’eau, se croisent et se recroisent sans arrêt. Sur ces petits chemins blancs, les voitures marchent les unes derrière les autres, pareilles à des colonnes d’insectes. Les plants d’oliviers sont plus nombreux, et parfois, de très haut, on découvre des sortes d’hexagones de terre, où poussent les rangées de maïs. Les hommes habitent au bout de la grande pente du fleuve. Ils mènent leurs vies besogneuses, penchés par la descente du sol, dans les espaces ouverts où le soleil brille du matin au soir. Chez eux, il n’y a pas de nuages, ni de murs de roc. Tout est doux, agité d’une fièvre tranquille, et le temps passe vite.
Les arbres doivent être beaux, pas rabougris comme ici ; des arbres forts et féconds, lourds de fruits et de feuilles, avec des branches régulières comme les pointes d’une fourche. Les bruits et les odeurs doivent se multiplier, et il doit y régner sans cesse un air plein de promesses pour les êtres humains, plein d’inquiétude et de haine pour les bêtes sauvages.
Ici dans ce cirque fait de crevasses et de promontoires, à la fois étouffant et libre, les animaux n’ont rien à craindre. La terre et les rochers sont à eux, et leurs jeux cruels et insignifiants peuvent se livrer totalement. La lumière ne les éclaire pas ; les fourmis n’ont pas à redouter le terrible soleil de midi qui les déshydrate et les dessèche sur un caillou plat. Seuls l’eau le froid et l’ombre les environnent.
Le soleil est rare : il passe derrière les cimes, apparaissant et disparaissant selon la découpure des montagnes. La lumière ne vient pas de lui, dirait-on ; elle semble jaillir de la voûte du ciel tout entier, et se précipiter en avalanche furieuse dans le trou de la vallée. Là, elle se répercute comme un écho contre les parois abruptes, elle rebondit et vole en tous sens, elle heurte les dards de rocaille, elle cogne comme une brute dans l’entrée des cavernes et contre les plaques de galets. Sur la surface frissonnante de la rivière, elle glisse, coupée, et ne pénètre pas. Elle recouvre tout sur son passage, elle glace, elle enduit. Les rocs et les talus deviennent blancs, leurs carapaces hermétiques saturées de cette lumière sans pitié. Il semble que rien n’ait pouvoir d’arrêter cette pluie décolorante ; car son origine même est inconnue. Il n’y a pas de soleil à éteindre, ni de lune à couvrir de nuages. La lumière fait partie de la violence du paysage, et la terre, soumise, ne peut que s’offrir à elle, lui tendre sa peau ridée et douloureuse.
Sur le sol, les petits cailloux rougeâtres brillent comme des diamants, et des feux délavés jaillissent en étincelles hors des galets alignés le long du fleuve. Les couleurs brûlent, les unes contre les autres ; le vert des feuilles, le rose du lit de la rivière, le bleu du ciel, le noir des ronces, l’ocre de la montagne, le blanc des pétales de fleurs. Tout est durci, raidi, possédé. Mais est-ce bien ce qu’on appelle la lumière ? Car même les sons et les odeurs en semblent pénétrés, les guêpes volent avec un bruit droit comme un trait de crayon, et les aiguilles de pin soulèvent un parfum en zigzag, cassant, profond, plein de pointes et de colles.
À gauche, à droite, devant, derrière, les montagnes sont debout ; ce sont elles qui ont ainsi modifié la vie dans cette vallée. Elles sont les responsables de cette âpreté et de ce mystère. Car les montagnes sont des êtres vivants ; elles ont des corps, elles ont des yeux, elles respirent. Leurs dômes immenses sont des ventres, leurs cimes portent les traces grandioses des ordres qu’elles ont donnés une fois pour toutes à ce qui les entoure : soyez durs, soyez durs. Dans le silence, dans le vide, soyez durs. Elles dressent leurs masses boursouflées, aiguës, vers les quatre coins du ciel ; certaines paraissent même fixées dans un équilibre vertigineux, assises, immuables, et pourtant inclinées de telle sorte qu’elles auraient dû tomber depuis des siècles, s’écraser mollement sur elles-mêmes et se résoudre en glissades de sable. Elles ont poussé selon un plan incohérent, larges rides de lave en fusion, vagues de magma pétrifiées en plein déferlement. Et puis elles sont restées comme ça, telles que la terre apaisée les a laissées, grotesques, inaccessibles. L’harmonie du silence est déjà à l’intérieur de leurs contorsions. Leur vie maintenant n’est plus une vie de mouvement et de volcan, mais un poids de simple calme et menace. Des tonnes, des millions de tonnes de mutisme et de grandeur, une colère paralysée qui écrase tout, qui maintient tout sous son socle.
Entre leurs pyramides, l’autre vie, celle de la rivière et de la vallée se défend comme elle peut ; elle grignote, elle effrite, doucement, an par an, siècle par siècle. Mais elle est quand même vaincue par l’éternité. La roche sera là, bien après que les rivières se seront évaporées et que les os des bêtes seront anéantis. Quand la planète ne sera plus qu’un trognon desséché, où tombent les aérolithes, il y aura encore des murs de rochers, des failles, des abîmes, des colonnes de force implacable. Il y aura encore des montagnes.
Cela, il faut le savoir ; car rien de cette vie sinueuse et dévorante, rien de cette usure, dans la prison de la vallée, n’est étranger au pouvoir de la roche. Même le sable, même les morceaux plats qui se détachent des flancs de la montagne, à la saison des pluies, sont pleins d’une force de vainqueur. Ici la vie n’est pas une guerre : c’est tout simplement un mouvement naturel des choses, qui fait que chaque morceau du paysage est aspiré par la matière rocheuse, et s’y confond. Il y a un courant d’air froid qui mène vers le minerai, et les objets tremblent du désir fou d’entrer tout vivants dans la pierre. L’eau de la rivière, par exemple : elle semble flétrir les murailles qui l’entourent. Et pourtant, sa vie est la même ; l’eau n’est que rocher, forme du rocher, éternité inconnue de la montagne. L’air aussi est fait de roches, construit avec de larges prismes de matière illimitée, dont le pouvoir est de durer ; qu’importent les différences de nature, d’aspect, de finalité ? Sur la terre, au ciel, dans les eaux, tout est pierre, parce que tout n’est qu’infini, éternité glorieuse de la matière, indissolvabilité de ce qui est et ne pourra jamais ne plus être.