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La montagne dresse son mur vertical, si haut qu’il semble impossible de ne pas s’écraser sur lui. De chaque pic descend vers la vallée une arête presque droite, d’où partent d’autres lignes obliques, découpant le pan de rocher en prismes irréguliers. Au milieu de la montagne, fuyant la courbe dépouillée d’un col, un ravin dégringole la pente avec des flots de cailloux et de longs sillons noirs remplis d’une ombre repolissante. Sur la face de ce mur gigantesque, des arbustes ont poussé par touffes, pareils à des algues accrochées à un roc sous-marin. La pierre est gris-blanc, les algues sont vert foncé, quelquefois rouges. Elles occupent toute la surface visible de la montagne, et il y a de grandes chances pour qu’elles poussent aussi sur les surfaces qu’on ne voit pas ; mouchetures régulières, âpres, tordues vers les cimes afin de survivre. Les racines courent à fleur de roc, visibles, étalées en étoile comme des serres d’oiseaux de proie. La pluie et les écoulements de poussière doivent filtrer entre leurs branchages maigres, et le soleil levant, lorsqu’il éclaire la façade, doit faire monter, puisée directement dans la paroi abrupte, une sauvage chaleur électrique à travers les fibres de bois vert. Par endroits, la végétation manque : à la base de la montagne, sur la gauche, un triangle de terre jaune est creusé.

D’autres ravines viennent du haut de la montagne ; les pluies d’automne ou de printemps les ont marquées, fines nervures serpentant comme des routes, prodigieux torrents de poudre et de pierre que la sécheresse a durcis pendant des mois.

Partout les masses de rocher se sont élevées, cabossées, fêlées, vieilles de millions d’années ; les dos lourds et raboteux, les silhouettes éléphantesques où grouille la vie. Les arbres et les animaux sont des parasites, leurs racines et leurs griffes fouillent sans cesse le roc. Parfois l’orage s’installe sur une cime, et les assauts multipliés de la foudre ébranlent les pitons, tandis que la pluie et la boue roulent sur leurs flancs, pareilles à des nappes de larmes voraces.

Dans les creux, dans les trous des ravins, il n’y a pas une âme ; il ne reste plus rien que la pierre et l’air déserts, seuls au contact l’un de l’autre. Le vent froid glisse en vibrant ; le roc ne bouge pas. Le silence, là, est à peu près total, et le mouvement s’est fermé en cristaux très durs ; il n’y a rien sur le roc, ni en dessous, pas une bête, pas un ver, pas une herbe. Pas un parfum en train de frémir dans l’air. La terre est absente, et le sable qui se forme, un grain tous les six mois, s’évapore aussitôt, on ne sait où. Pauvreté, extraordinaire pauvreté de la pierre, de la pierre nue, immobile, sereine, froide dans le temps. À la verticale, il n’y a rien non plus ; il faut peut-être parcourir des millions d’années-lumière avant de rencontrer autre chose.

Toutes les nappes de rocher ont été faites pareilles : des tonnes de matière dure, écaillée, rayées de stries obliques.

Des tonnes de frais et de calme, posées là, en avant, les unes sur les autres ; entre elles, parfois, il y a des vallées, des lacs, des maisonnettes aux toits de tuile où les hommes vivent, entourés de champs d’oliviers aux douces couleurs grises. Cela se peut. Des routes, des églises, avec des villages autour, des noms de lieux, Marie, Saint-Dalmas-le-Selvage, Les Baux. Des vacheries, des prés verts, des étangs, des ruisseaux habités par les poissons. Il peut y avoir des douceurs et des parfums délicats, par endroits. Mais ce n’est rien à côté des kilomètres de sauvagerie et de calme, ce n’est rien à côté de ces murs immenses, tout droits vers le ciel pur, de ces montagnes blêmes où rien n’est tranquille, de ces dards lancés vers l’infini, muets, de ces blocs de pierre couverts d’angles et de stries, où une sorte de haine résonne sans fui, sans raison, comme un mystère de violence très ancienne, qui serait la nature même de leur poussée hors des marécages bouillonnants de la terre.

Le cirque des montagnes, s’il était vivant, c’était de cette vie-là ; de cette force sans pareille qui l’avait fait se lever et combattre la molle usure du temps. Comme un cratère, répandant autour de lui le trop-plein de vigueur du monde en expansion, la montagne avait soulevé une fois pour toutes sa respiration de géant. Elle était dressée, toute sa matière utilisée à l’extrême, contre le néant, contre le règne du vide. Elle projetait autour d’elle, avec l’ombre, son faisceau de lignes cassées, et le faisait rebondir en tous sens, mue par une fureur majestueuse. Partout, elle intervenait. Devant, elle heurtait comme un obstacle, elle repoussait ; son front blanc poussait vers vous, vous assommait. Sur les côtés, elle vous enserrait la poitrine et vous étouffait lentement, vous étreignant dans son étau. Elle était froid, vertige. Et derrière, elle surplombait, elle écrasait sous ses pieds. Plus que verticale, elle se renversait sur vous ; elle vous tordait la nuque, et le fardeau éblouissant, pire qu’une haleine de glace, faisait transpirer doucement votre front, déroulait devant vos yeux révulsés les visions de terreur qu’ont seuls les vaincus. Tout allait tomber ; les éboulis allaient se déclencher, les avalanches allaient déboucher avec un bruit de tonnerre, engloutissant tout sous des tonnes de décombres ; la montagne si haute qu’on n’en voyait pas la fin était catastrophe inimaginable, fusant de toutes parts comme une mort active dont il fallait être la victime. On n’était rien. On était une miette, une frêle ronce recourbée, une vieille botte de conserves rouillée qu’un seul caillou aplatirait.

Mieux encore : la montagne ne tombait pas ; on tombait. On était renversé, enfoncé dans le tunnel du gouffre sans fond ; vaincu au bout d’un puits noir où régnaient la lueur mouillée des étincelles et l’âcre odeur des rochers qui cognent.

La face contre le sol, on voyait la dureté plate en train de survenir ; le roc s’émiettant sur place, non pas en poussière, mais en plaques rêches, crissantes, espèces d’armes tranchantes prêtes à dépecer la chair, à ensevelir tout ce qui n’était pas elles. Tout était défenestration.

Et pourtant, de ce paysage si beau et si puissant, s’élevait aussi une passion inverse, qui vous écartelait et vous dressait vers le ciel. La force brute, lourde comme du ciment, entrait en vous et vous faisait montagne. Des lignes grimpantes se campaient dans vos membres, et vous étiez tout à coup pénétré d’une ivresse exaltante, directe, architecturale, un véritable envol vers les hautes couches de l’atmosphère, et vous continuiez à monter, gorgé d’oxygène. Face au rempart, filant comme une flèche. Une envie de saisir tout, de tenir tout dans vos bras. Dans le silence, dans le froid. Une envie de manger. D’avoir de la pierre dans l’estomac.

Les arbres et les animaux n’étaient plus visibles. À leur place, s’étendait un vrai paysage lunaire, plein de cratères et de pics, couvert de failles et de striures, une mer de pyramides. Étendu sur la surface entière du sol, vous êtes tout à coup ouvert comme un calice, vous soutenez la voûte du ciel de vos bras dressés.

Vous n’êtes plus vous-même. Vous avez cessé de vivre. Avez-vous seulement vécu ? Plus rien ici ne compte que le rocher, le rocher impassible, le rocher posé sur le rocher, la pierre aiguisée, sereine, victorieuse. Les années peuvent passer. L’eau peut suinter, les feuilles peuvent racler le sol en passant. C’est votre peau, c’est sur votre corps qu’on marche. Le vent peut creuser le sable, au bord des falaises, avec de douces formes arrondies. Ce n’est rien. Vous gagnerez. Le temps est à vous. Dans les cristaux de minéral, il se durcit, le temps autrefois si liquide. Dans l’espace définitivement ouvert, où l’air est comme vitrifié, la pureté de la lenteur règne. Majesté. Longueur des minutes, longueur des secondes. Années. Siècles. Jour, nuit ; nuit, jour. Petits craquements, comme dans les vertèbres. Petits glissements. Ce n’est rien. Ici le temps est du marbre brut. Les impulsions ressenties ne se résolvent jamais. Elles sont arrêtées avant, car l’arrêt est la forme accomplie de leur existence. Lenteur des rochers. Vertu des rochers. Petits cailloux, cailloux énormes. La vie est cube.