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La mer, elle, était par instants si plate et si déserte, qu’on en avait mal ; à d’autres moments, elle se dressait d’un seul coup sur l’horizon, à la verticale, pareille à un rempart ; ou bien elle avait l’aspect d’une tôle ondulée, et des chatoiements de couleurs étincelaient miraculeusement, des grappes de rubis, des irisations dorées, de profondes pupilles violettes en train de regarder.

Le paysage tremblait ainsi, se faisant et se défaisant inlassablement. La beauté calme, extatique de la terre était faite de ces orgies et de ces métamorphoses. On n’y pouvait rien. Il fallait se contenter de regarder, avidement, de tous ses yeux. Debout sur ce petit promontoire, avec le bruit du ressac à ses pieds, il fallait tout comprendre, tout aimer, l’espace d’une seconde. La courbe immense de la baie. Le cap. Les collines et les montagnes. Le ciel indélébile. Les reflets des réverbères, et la lumière rouge du phare, s’éteignant, se rallumant, s’éteignant, se rallumant, s’éteignant, se rallumant. L’odeur sourde et les voiles de l’ombre. Les cris sauvages des bêtes. Les scintillements des maisons. Les touffes menaçantes des arbres, où se cachent deux ou trois mystères. L’air invisible. La respiration asthmatique de la chouette nécrophage, dans le cimetière. Les couches de terre grasse, peuplées d’insectes engourdis. Le vol des chauves-souris aveugles. Le miroitement des étoiles, des millions d’étoiles enfoncées dans le ciel, si loin que ce n’est même pas la peine d’y penser. Les rides qui avancent toutes seules sur l’eau profonde, sur l’eau noire, sur l’eau gouffre horizontal où se perd l’esprit vertigineux des hommes, sur le liquide sans limite cachette des abîmes, sur la grande surface éternelle, si plate, désertée, où la nuit et le jour sont mélangés comme deux qualités de graines différentes.

Voilà. Le monde est vivant, ainsi, en minuscules coups de boutoir, en glissades, en suintements. Dans les arbustes, dans les grottes, dans le fouillis inextricable des plantes, il chante, avec la lumière ou avec l’ombre, vit d’une vie explosive, sans repos, lourde de cataclysmes et de meurtres. Il faut vivre avec lui, comme ça, tous les jours, couchés la joue contre le sol, l’oreille aux aguets, prêts à entendre tous les galops et toutes les rumeurs. Les nerfs plongés jusque dans la terre comme des racines, et se nourrir de sa force guerrière, incohérente ; il faut boire longtemps à sa source de vie et de mort, et rester invincibles.

Alors je pourrai trouver la paix et le sommeil

J’ai bien regardé la chambre avant de fermer les yeux. Les quatre murs, la porte, les deux fenêtres ; j’ai regardé l’ampoule électrique qui pend au bout d’un fil, au centre du plafond. La tapisserie des murs, gris foncé, et les objets noyés dans le noir. J’ai vu la table, et non loin, une silhouette maléfique avec une sorte de bec fendu par un ricanement, la chaise chargée d’habits, sans doute. La lumière qui entre par stries à travers les volets fermés, et les phares des voitures qui font bouger des halos le long du plafond. J’ai vu tout ça. Puis j’ai fermé les yeux.

Maintenant, dans mes yeux fermés, des lignes blanches restent marquées et naviguent sur mes rétines : les raies des volets, l’angle du plafond, la masse de la table et la silhouette inquiétante, le fil électrique avec l’ampoule au bout.

J’entends le bruit des voitures entrer dans la chambre. Elles dérapent en prenant le virage qui passe au-dessous de mon immeuble. Le grondement des moteurs vient, passe, puis s’éteint progressivement en se mélangeant avec d’autres bruits.

Sur mes rétines, tout est carré ; carré.

Le silence arrive par instants, et alors on peut écouter le grelottement d’une plaque d’égout où l’eau pousse sans arrêt. Un peu de musique monte du bar, en dessous. Des talons de femme claquent sur le trottoir, très vite.

Je vois passer, devant une espèce de cadre blanchâtre, né probablement du souvenir du cube de la chambre, comme un banc de petits poissons rouges et bleus. Ils filent en se tortillant, ils sont innombrables.

Des taches, des formes obscures bougent au fond d’un espace brun. On dirait des silhouettes humaines.

Tic tic tic tic tic tic tic. Ma montre, sur la table de nuit. Elle tapote régulièrement dans le vide, et puis, brusquement, le bruit monte, s’élargit, s’épanouit. Il s’accélère, se ralentit. Devient aigu, résonne sourdement, craquette, glisse. Il a des échos. Je ne comprends pas. Qui prétend que le mécanisme d’une montre est toujours le même ?

L’odeur des cigarettes écrasées, dans le cendrier qui doit être aussi sur la table de nuit. L’odeur devient rapidement nauséabonde, âcre. J’ai l’impression d’avoir de la cendre plein la gorge. Un autre bruit, c’est le battement du sang contre mon tympan pressé sur l’oreiller.

Une nappe rouge sang s’étend sur mes yeux. Des grappes orangées éclaboussent tout, dérivent vers le bas. J’essaie de les regarder, presque en louchant, mais elles se défont aussitôt. À leur place, il y a des sortes de stratifications aux couleurs variables qui ressemblent à des montagnes.

Une motocyclette arrive de loin, de l’autre côté de la ville. Je l’entends venir, passer les carrefours, changer de vitesse. Le bruit du moteur s’arrête d’un seul coup : elle a dû tourner derrière un immeuble.

J’ai un drôle de goût de dentifrice dans la bouche. J’aimerais cracher.

Des pensées troubles se forment, comme venues de derrière la tête. Des pensées, des coups de pensée. Les mots défilent autour d’elles, mais aucun ne parvient à s’accrocher, à faire son nid. Ce ne sont pas des pensées ; ce sont des envies. Ce qui est curieux, c’est qu’il y a des images qui défilent parallèlement. Mais les envies et les images ne se mêlent pas. Je pense, train, courir, allongé, hauteur. Et les images sont : homme avec un chapeau, bataille au couteau, fusée, crocodile, arènes, visage qui rit. Il y a même d’autres choses encore : des bribes de phrases qui naissent, des mots qui résonnent, clairement, parfaitement audibles ; et par-dessus tout, il y a comme une voix qui raconte une histoire, qui dit, mettons : « Tout va bien. Après il faut revenir, refaire tout le chemin. Non, pas comme ça. Retourne d’où tu viens. Oui, tu vas prendre la première rue à droite, et continuer jusqu’à l’église. Quand tu apercevras le dôme, il faudra que tu tournes à gauche. Etc. »

Mais à peine ai-je entendu, senti, vu tout cela, que la conscience fait surgir le temps, et tout l’édifice se désagrège. La voix est en avance sur les mots, les poussées des images arrivent avant que les envies soient finies, et continuent longtemps après qu’elles ont disparu. C’est la conscience qui termine tout. Elle m’écrase sur le lit, elle me rattrape au vol et me plaque sur l’oreiller, elle transforme tout en espèce de souvenir.

Sans arrêt, le danger de l’éparpillement est là. Il me semble que tout se sépare dans ma tête, et que je suis en train de me dissoudre dans le vide. Alors, avec une force sûre, mon esprit se raidit. Il se pétrifie. Et la cohésion se reforme. Les pensées redeviennent compréhensibles. Les images, les mots, les bouts de phrases, tout s’ordonne. Comme des particules aimantées, ils s’agrègent autour de la ligne droite de l’impulsion, et ils servent, ils parlent, ils construisent tout le temps.

Parfois, je suis pris par des poches de vide. Je commence par flotter au-dessus du matelas, le corps si léger, si plein d’une délicate volatilité, que je cesse de vivre comme un corps. Je deviens diaphane, je rôde à mi-chemin de l’espace, pareil à une nappe de fumée. Je n’ai plus d’os, et plus de viande. Je m’évapore dans l’air, j’ai des membranes, et plus rien ne me retient. Ascension ou chute, je ne sais pas. Mais dans mes organes, plus rien ne lutte. Le sang ne monte plus avec peine, les tendons ne soutiennent plus, les cartilages s’écartent et cessent de retenir. La prison verticale est vaincue. Enfin, ne plus avoir à combattre, ne plus devoir pousser, ne plus se hausser vers le ciel désespérément… Alors, dans l’esprit, tout s’en va aussi en liberté. Les tonnes, les tonnes de mouvements s’élèvent, descendent, se promènent autour de moi. Il semble même que les pensées se répandent au-dehors, qu’elles sortent par mon nez et mes oreilles et vaquent dans l’espace, me font un lit. Les désirs forment des boules non loin de moi. Dans le fond d’une caverne noire, une impulsion palpite, isolée, enfin de moi visible. Je peux toucher mes mots, mes visions. Et moi, ce qui s’appelle moi, n’est plus rien. Vidé, soulagé, ma tête immense m’abandonne. Je suis enfin libre. Je suis enfin libre. Je n’ai plus de nom, je ne parle plus de langage, je ne suis qu’un néant. J’appartiens à la vie, morte, anéantie, transfigurée par la splendeur de l’évacuation. Un souffle. Je n’ai plus de pensée, mon âme est un objet. Je gis.