L’espace d’un dixième de seconde, mes paupières se sont ouvertes ; et la nuit, tout à l’heure si noire, s’est changée en une pluie de lumière éblouissante qui entre dans l’ombre de mon cerveau et frappe tout comme un éclair. Une seule image de neige et de cristal a bondi et s’est tapie au fond de moi ; une image pure, cruelle, nette, aux dessins fins comme une aile de chauve-souris, aux lignes pareilles à des toiles d’araignée. Elle reste là, immobile, vrai soleil qui s’est avancé, disque gigantesque qui emplit l’horizon d’un bord à l’autre. C’est ma chambre, je la reconnais, avec ses meubles dépouillés, ses murs, son plafond. L’ampoule électrique pend au centre de l’image, mais ce n’est pas elle qui brûle, ce n’est pas elle qui illumine ainsi l’espace. Jamais le soleil, même au mois d’août, n’a donné une telle lueur. Aucune lampe, aucun brasier, aucune incandescence décuplée par des centaines de miroirs, par des lentilles, aucun foyer jailli comme un volcan du sein des ténèbres n’a déployé telle blancheur fixe ; insoutenable, la lumière a pénétré tous les éléments de l’air, elle flotte, elle danse, elle émane, elle dissout, elle brûle et rompt, elle dévore mes rétines. La douleur surgit sous ses coups, sous ses dards ininterrompus, tellement proches qu’ils ne font qu’une large muraille au poids terrible. Je suis fusillé par la lumière, je tombe, je m’écrase la face contre le sol, je vibre de tout mon corps, et l’influx, l’espèce de musique lancinante, entre en moi, me soulève, construit à travers ma propre chair son édifice merveilleusement abstrait, où chaque douleur, chaque coup, chaque nervosité est une pierre, une œuvre d’art, un thème harmonieux qui travaille.
Puis la lumière s’efface ; elle s’éteint progressivement, en virant du blanc au jaune, du jaune au cuivre, du cuivre au pourpre ; violet, bleu, sombre, noir. Quand il ne reste plus rien de la gravure, d’autres formes montent. Des encolures de chevaux, taches obscures qui flottent vaguement, qui peinent. Tout à coup, tandis qu’une force indicible s’empare de ce qu’il y a de sensible et de délicat dans mon cerveau, une vraie poigne qui saisit les paquets de chair nerveuse, là-bas, au fond de moi, une figure caricaturale se dessine. Un corps de vieillard, maigre telle une aigle de blason, et son cou pousse tout seul, dressant en l’air une tête hérissée, aiguë, au rictus ignoble. La tête et le cou sont mobiles, ils coulissent, ils s’élèvent doucement au-dessus du corps décharné. Je regarde intensément ; peut-être. Car dans cet espace profond, où une partie de moi souffre sous une poigne inconnue, le regard se répercute et me revient sans cesse. La conscience se retourne sur elle-même, va, revient, rebondit, et je suis vraiment perdu.
Derrière le corps du vieillard, tandis que tête et cou continuent à grimper, deux ailes gigantesques se déploient longuement.
À nouveau, je me bats avec quelqu’un ; très vite, sans que je sache pourquoi, le paysage s’est déployé autour du lieu du combat. Des montagnes, des ruisseaux, des forêts. Le soleil brille dans le ciel. Au loin, l’entrée des gorges. Partout, le désert, le sable, les cailloux arides. Je lutte. Je frappe. Je bondis. Et en même temps, j’entends une voix sans mots qui décrit la bataille.
Tout dégénère encore : les scènes s’embrouillent, et il me semble qu’à l’intérieur de mes yeux révulsés, vers le haut, des choses s’agitent avec furie, comme dans des grelots.
J’attends.
Je perds des tas d’images. Elles fusent avec une rapidité extrême, et naturellement, elles m’échappent. Ou bien elles naissent simultanément, mille sensations éclosant toutes ensemble, oui, exactement à la même seconde. Mille langages qui m’ont tous dit quelque chose, cela, je le sais, mais quoi ? Qu’est-ce qu’ils m’ont dit, ces langages, qui m’a passionné, et que j’ai aussitôt oublié ? Et les pages d’écritures : j’ai vu des pages écrites, je les ai lues, j’ai trouvé cela si beau. Qu’y avait-il sur ces pages ? Quelle histoire profonde et vaste, quel noble chant aux verbes qui résonnent ? Qu’y avait-il ? Y avait-il seulement quelque chose d’écrit ? Ou n’étaient-ce que des suites de signes sans signification, qui ont éveillé en moi le souvenir de la beauté. L’illusion est diabolique. Je souffre. J’ai mal au fond de moi.
Parfois, merveille ! Une image, un son, une phrase surgit de ce fatras et ressuscite ce qui était déjà mort, oublié. J’avais vécu cela, ces cubes de couleur, ces défilés de cercles, ces feux, ces corps de femme se roulant sur le sol, mais je ne l’avais pas su. Et la conscience, réveillée par une forme hasardeuse, d’un seul coup, me fait reconnaître le temps à l’envers. Les images reviennent en foule, elles fulminent brièvement, dans un certain ordre, et je les vois : mais elles sont du passé. Car ici, dans cet espace clos, le sentiment de la vie est réversible. Il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de direction ; le temps et l’espace ne sont que des échos, d’éternels échos, toujours disponibles, arrachés au chaos de la simultanéité, et que l’usure n’atteindra jamais. Je suis comme plongé dans une sphère étanche, je nage parmi les éléments de la pensée et de l’imagination. Ils reviennent toujours, ils me perforent infatigablement, ils sont cercle, sans commencement, sans aboutissement, immobiles et mouvants à la fois, ils sont ivresse de roue, indéchiffrable mouvement de vis sans fin qui me fait connaître l’éternité.
Et moi, dans mon lit, les yeux fermés en attendant de dormir, je vis dans un monde semblable. Sur les papiers de ma table, les dates traînent : 1864–1964, 13 avril 1940, 5687 ; Ivan le Terrible, 1re et 2e partie (1943–1945), film de S. M. Eisenstein. Les noms sont écrits, les dessins sont tracés. Des lieux sont fixés sur les cartes, Viareggio, Capo Promontore, Tárgul-Jiu, Gora Dshumaya, Xanthé, Sinop, Peterborough, Charolles, Vyazma, Alatyr. Des noms qui existent, d’éternelles et chantantes syllabes qui marquent ces lieux de terre et de roc, ces arbres, ces vallées, ces entassements de matériaux inébranlables. Rien, rien de tout cela ne passera. Les vies des hommes reviendront sans cesse nous hanter comme des spectres, et les choses continueront à se faire, à s’ajouter. Les bruits et les silences seront les mêmes. Les fleurs, les insectes dureront. Car ici, tout est pris dans un tourbillon liquide au mouvement plein de folie. Nous n’oublierons pas. Et même si nous oublions, tout cela demeurera éternellement présent, parce que cela a été, parce que cela avait été avant même d’être. Voilà la force perpétuelle qu’aucun langage ne possédera jamais. Ce qu’aucun homme n’a pu inventer. La pérennité, la douce, la vertueuse pérennité de l’existence.