Cynthia Scapelli Robinson vit aujourd’hui à San Francisco, avec un mari bien sous tous rapports (pas de tatouages) et deux enfants, le plus grand des deux figurant au tableau d’honneur de son lycée. Son foyer est chaleureux, Cynthia y travaille dur. Car l’atmosphère chez sa tante, où elle avait grandi (et où sa mère avait commencé à se forger cette formidable carapace), était toujours glaciale, pleine de récriminations et de remontrances commençant habituellement par Tu as oublié de. Le climat émotionnel ne descendait généralement pas en dessous de zéro mais montait rarement au-dessus des dix degrés. À son entrée au lycée, Cynthia appelait sa mère par son prénom. Ruth Scapelli ne s’y était jamais opposée ; en fait, elle vivait ça plutôt comme un soulagement. Elle avait raté les noces de sa fille en raison d’obligations professionnelles mais avait envoyé un cadeau de mariage. Un radio-réveil. Aujourd’hui, Cynthia et sa mère s’appellent une ou deux fois par mois et s’envoient occasionnellement des e-mails. Josh a de bons résultats au lycée, il a intégré l’équipe de football, suivi d’une réponse laconique : Tant mieux pour lui. Sa mère n’a jamais vraiment manqué à Cynthia car côté maternel il n’y avait pas grand-chose à manquer.
Ce matin, Cynthia se lève à sept heures, prépare le petit-déjeuner pour son mari et ses deux fils, envoie Hank au travail, envoie les garçons à l’école, puis range le petit-déjeuner et lance le lave-vaisselle. S’ensuit un voyage à la buanderie où elle charge la machine à laver et la met en route. Elle exécute ces tâches matinales sans se dire une seule fois Tu ne dois pas oublier de, sauf que quelque part au fond d’elle, c’est bien ce qu’elle pense, et pensera toujours. Les graines semées dans l’enfance développent de profondes racines.
À neuf heures trente, elle se sert une deuxième tasse de café, allume la télé (elle la regarde rarement mais ça lui tient compagnie) et allume son ordinateur portable pour vérifier si elle a reçu des e-mails autres que les habituelles relances d’Amazon et Urban Outfitters. Ce matin, il y en a un de sa mère, envoyé la veille à 22 :44, c’est-à-dire 20 :44, heure du Pacifique. Elle fronce les sourcils à l’objet du mail, qui tient en un seul mot : Désolée.
Elle l’ouvre. Les battements de son cœur s’emballent en même temps qu’elle lit.
Je suis horrible. Je suis une horrible misérable salope. Personne ne se battra pour moi. C’est ce que je dois faire. Je t’aime.
Je t’aime. Quand est-ce que sa mère lui a dit ça pour la dernière fois ? Cynthia — qui le dit à ses fils au moins quatre fois par jour — ne se rappelle franchement pas. Elle attrape son téléphone en train de charger sur le bar et appelle d’abord sur le portable de sa mère, puis sur la ligne fixe. Elle tombe les deux fois sur le répondeur, bref et direct, de Ruth Scapelli : « Laissez un message. Je vous rappellerai si nécessaire. » Cynthia dit à sa mère de la rappeler sur-le-champ, mais elle a terriblement peur qu’elle n’en soit pas capable. Ni maintenant, ni plus tard, ni même jamais.
Se mordillant les lèvres, elle arpente deux fois la circonférence de sa cuisine ensoleillée puis reprend son téléphone et compose le numéro de l’hôpital Kiner Memorial. Elle se remet à marcher en attendant d’être transférée au Service des Traumatisés du Cerveau. Elle est finalement mise en relation avec un infirmier qui se présente comme étant Steve Halpern. Non, lui dit Halpern, l’infirmière Scapelli n’est pas arrivée, ce qui est étonnant. Elle commence son service à huit heures et, dans le Midwest, il est maintenant onze heures quarante.
« Essayez chez elle, lui conseille-t-il. Elle est peut-être malade, sauf que ça ne lui ressemble pas de ne pas prévenir. »
T’as même pas idée, pense Cynthia. À moins bien sûr que l’infirmier Halpern ait grandi dans un foyer où le mantra était Tu as oublié de.
Elle le remercie (ça, impossible d’oublier, quelle que soit l’angoisse qui l’envahit) et trouve le numéro d’un commissariat de police à trois mille kilomètres de chez elle. Elle décline son identité et expose la situation le plus calmement possible.
« Ma mère habite au 298 Tannenbaum Street. Elle s’appelle Ruth Scapelli. Elle est infirmière-chef à la Clinique des Traumatisés du Cerveau du Kiner Memorial. J’ai reçu un e-mail d’elle ce matin qui me fait penser que… »
Qu’elle est en pleine dépression ? Non. Ça pourrait ne pas suffire pour que la police se déplace. Et puis, ce n’est pas ce qu’elle pense vraiment. Elle prend une profonde inspiration.
« Qui me fait penser qu’elle envisage peut-être de se suicider. »
23
La voiture de patrouille 54 se range dans l’allée du 298 Tannenbaum Street. Les agents de police Amarilis Rosario et Jason Laverty — surnommés Toody et Muldoon car leur numéro de voiture est le même que dans une vieille sitcom policière — descendent et s’approchent de la porte d’entrée. Rosario sonne. Comme personne ne répond, Laverty frappe, fort et distinctement. Toujours pas de réponse. Il essaie d’ouvrir, juste au cas où, et la porte cède. Ils se regardent. C’est un quartier tranquille mais on est quand même en ville, et en ville, la grande majorité des gens ferment leur maison à double tour.
Rosario passe la tête.
« Madame Scapelli ? Agent de police Rosario. Vous voulez bien nous répondre ? »
Pas de réponse.
Son coéquipier intervient :
« Agent Laverty, madame. Votre fille s’inquiète pour vous. Tout va bien ? »
Rien. Laverty hausse les épaules et fait un geste en direction de la porte ouverte.
« Honneur aux dames. »
Rosario entre, détachant la sangle de son arme de service sans même y penser. Laverty suit. Le salon est vide mais la télé est allumée, le son coupé.
« Toody, Toody, j’aime pas ça, dit Rosario. Tu sens l’odeur ? »
Oui, Laverty sent. C’est l’odeur du sang. Ils trouvent la source dans la cuisine, où Ruth Scapelli est allongée par terre à côté d’une chaise renversée. Ses bras sont écartés, comme si elle avait essayé d’amortir sa chute. Ils peuvent voir les profondes entailles qu’elle s’est faites : longues sur les avant-bras, presque jusqu’aux coudes, petites en travers des poignets. Il y a du sang plein le carrelage, et encore plus sur la table où elle s’est assise pour passer à l’acte. Sur le plateau tournant au centre de la table, placé avec un soin grotesque entre la salière et la poivrière et le porte-serviettes en céramique, il y a un couteau de boucher pris sur le bloc en bois près du grille-pain. Le sang est foncé, coagulé. Laverty estime qu’elle est morte depuis douze heures, au moins.
« Peut-être qu’il n’y avait rien de bien à la télé », dit-il.
Rosario lui lance un regard noir et pose un genou près du corps, mais pas trop près pour ne pas tacher son uniforme, sorti du pressing la veille.
« Elle a écrit quelque chose avant de perdre conscience, dit-elle. Tu vois, là, sur le carreau à côté de sa main droite ? Dans son propre sang. C’est quoi, tu crois ? Un 2 ? »
Laverty, les mains sur les genoux, se penche pour regarder de plus près.
« Difficile à dire. Soit un 2, soit un Z. »