Il sprinte vers le camion-citerne, hurlant « Stop ! Pour l’amour du ciel, STOP ! » de toutes ses forces.
Les deux bénévoles inconscients arrêtent le camion auquel ils donnaient de mauvaises indications à moins d’un mètre d’un fossé de drainage fraîchement creusé. Jerome est en train de reprendre son souffle, les mains plaquées sur les genoux, quand son téléphone se remet à sonner.
Holly, je t’aime, pense-t-il en le décrochant à nouveau de sa ceinture, mais des fois tu me rends complètement barge.
Seulement cette fois ce n’est pas la photo de Holly qu’il voit. C’est celle de sa mère.
Au bout du fil, Tanya est en pleurs.
« Il faut que tu rentres à la maison », dit-elle, et Jerome a juste le temps de repenser à un truc que disait son grand-père : La malchance attire la malchance.
Il s’agit de Barbie en fin de compte.
13
Hodges est dans le hall d’entrée et s’apprête à sortir quand son téléphone se met à vibrer. C’est Norma Wilmer.
« Il est parti ? » s’enquiert Hodges.
Norma n’a pas besoin de demander de qui il parle.
« Oui. Maintenant qu’il a vu son patient chéri, il peut enfin se détendre et continuer ses visites.
— Je suis vraiment désolé pour l’infirmière Scapelli. »
C’est vrai. Il ne l’appréciait pas particulièrement mais c’est quand même vrai.
« Moi aussi. Elle dirigeait le personnel infirmier comme le Capitaine Bligh dirigeait la Bounty mais j’ai horreur de penser à quiconque se… vous savez. On apprend la nouvelle et la première réaction qu’on a, c’est de se dire Oh non, pas elle, jamais. C’est l’effet du choc. Et puis tout bien réfléchi on se dit Ah oui, c’est parfaitement logique. Jamais mariée, pas d’amis proches — pas que je sache, en tout cas —, rien que le boulot. Où tout le monde la détestait un peu.
— Ah, tous les gens seuls », dit Hodges en sortant dans le froid pour rejoindre l’arrêt de bus.
Il boutonne son manteau d’une main et commence à se masser les côtes.
« Oui. Il y en a beaucoup. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Hodges ?
— J’aurais quelques questions à vous poser. On peut se retrouver autour d’un verre ? »
Un long silence se fait. Hodges pense qu’elle va refuser. Puis elle dit enfin :
« Ne me dites pas que vos questions pourraient attirer des ennuis au Dr Babineau ?
— Tout est possible, Norma.
— Comme ce serait chouette, mais j’imagine que je vous dois bien ça, de toute façon. On se connaissait du temps de Becky Helmington et vous n’avez pas craché le morceau. Il y a un bar sur Revere Avenue. Il a un nom très spirituel, Le Bar-Bar, et la plupart de mes collègues vont boire plus près de l’hôpital. Vous allez trouver ?
— Ouais.
— Je termine à cinq heures. On peut se retrouver là-bas à cinq heures et demie. J’aime ma vodka-martini bien fraîche.
— C’est noté.
— Mais ne vous attendez pas à ce que je vous laisse voir Hartsfield. Ça me coûterait mon poste. Babineau a toujours été véhément, mais ces jours-ci il est carrément bizarre. J’ai essayé de lui parler de Ruth mais il m’a snobée royalement. Pas qu’il soit du genre à compatir mais quand même…
— Vous ne le portez pas tellement dans votre cœur, n’est-ce pas ? »
Elle rit.
« Là, vous me devez deux verres.
— Va pour deux. »
Il est en train de glisser son portable dans la poche de son manteau quand celui-ci se remet à vibrer. Il voit que l’appel est de Tanya Robinson et ses pensées se tournent immédiatement vers Jerome, construisant des maisons, là-bas en Arizona. Des tas d’accidents peuvent arriver sur un chantier.
Il répond. Tanya est en train de pleurer, trop fort au début pour que Hodges la comprenne ; il saisit seulement que Jim est à Pittsburgh et qu’elle ne veut pas l’appeler tant qu’elle n’en sait pas plus. Hodges s’est arrêté sur le trottoir, une main plaquée sur l’oreille pour couvrir le bruit de la circulation.
« Calmez-vous, Tanya. Calmez-vous. C’est Jerome ? Quelque chose est arrivé à Jerome ?
— Non, Jerome va bien. Je viens de l’appeler. C’est Barbara. Elle était à Lowtown…
— Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle fabriquait à Lowtown, et un jour de cours en plus ?
— Je sais pas ! Tout ce que je sais, c’est qu’un garçon l’a poussée sur la route et qu’elle s’est fait renverser par une camionnette ! Ils l’emmènent au Kiner Memorial. Je suis en route, là !
— Vous êtes au volant ?
— Oui, qu’est-ce que ça a…
— Lâchez votre téléphone, Tanya. Et ralentissez. Je sors de Kiner, là. Je vous attends aux urgences. »
Il raccroche et retourne vers l’hôpital en trottant maladroitement. Il pense, Cet endroit est comme la Mafia. À chaque fois que je crois en être sorti, il me rappelle à lui.
14
Une ambulance, gyrophares allumés, est juste en train de reculer sur l’une des rampes d’accès aux urgences. Hodges va à sa rencontre tout en se munissant de sa carte de police qu’il garde toujours dans son portefeuille. Quand les ambulanciers sortent le brancard par l’arrière du véhicule, il brandit rapidement sa carte, pouce posé sur le tampon RETRAITÉ. Techniquement, se faire passer pour un officier est un crime, par conséquent, c’est une magouille que Hodges utilise avec modération. Mais cette fois-ci, ça lui paraît absolument nécessaire.
Barbara est sous sédatif mais consciente. Quand elle aperçoit Hodges, elle lui saisit fermement la main et dit :
« Bill ? Comment vous êtes arrivé si vite ? C’est maman qui vous a appelé ?
— Oui. Comment tu vas ?
– Ça va. Ils m’ont donné quelque chose pour la douleur. J’ai… ils disent que j’ai la jambe cassée. Je vais rater la saison de foot mais j’imagine que c’est pas grave puisque maman va me punir jusqu’à mes vingt-cinq ans au moins. »
Des larmes commencent à déborder de ses yeux.
Il n’a pas beaucoup de temps alors il devra attendre avant de lui demander ce qu’elle faisait sur MLK Avenue, où il y a parfois jusqu’à quatre fusillades par semaine. Il y a plus important comme question :
« Barb, est-ce que tu connais le nom du garçon qui t’a poussée devant la camionnette ? »
Les yeux de Barbara s’agrandissent.
« Ou peut-être que tu pourrais me le décrire ?
— Poussée… ? Oh non, Bill ! Non, c’est pas ça !
— Monsieur l’agent, il faut qu’on y aille, dit l’un des ambulanciers. Vous pourrez la questionner plus tard.
— Attendez ! » crie Barbara en essayant de s’asseoir.