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– Je ne sais pas au juste... mais au moins une douzaine de lieues... et par des chemins incertains qui ne vont pas tout droit...

– Une journée de cheval, traduisit Esteban, et nous sommes en été. C’est peu de chose...

– Nous pouvons aussi nous égarer. Je suis née dans cette région mais je ne m’y suis guère promenée...

– Eh bien, nous demanderons notre route ! fit Démétrios avec bonhomie, et nous n’en sommes pas à un jour près ! Nous ne saurions refuser à la dame de Selongey de visiter son domaine. Et nous demanderons même l’hospitalité, si tu le veux, conclut-il en baisant la main de Fiora. Qui peut savoir ce que nous y trouverons ?

Fiora ne répondit pas mais ses yeux, soudain emplis d’étoiles, trahirent l’espoir qui lui était venu. Puisque, pour l’instant, les armes du duc Charles semblaient s’être calmées, pourquoi le comte de Selongey n’en profiterait-il pas pour passer quelques jours chez lui ? A l’idée de le revoir peut-être bientôt, le cœur de Fiora s’affola et elle eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil, tandis qu’à côté d’elle, bienheureuse, Léonarde ronflait comme un soufflet de forge...

Vers la fin du second jour, Fiora, le cœur battant toujours au rythme de son espoir, galopait à travers le plateau coupé de bosquets et de masses forestières que l’on avait atteint après Til-Châtel et qui filait droit vers la cité épiscopale de Langres. Un bûcheron du cru, rencontré à une croisée de chemins, avait indiqué celui de Selongey :

– C’est le prochain village : un gros bourg dans la vallée de la Venelle avec une vieille église et un fort château dont vous apercevrez les tours quand vous serez parvenus à cet arbre penché que vous voyez là-bas !

Une pièce avait récompensé le bonhomme de son précieux renseignement et, quelques instants plus tard, Fiora découvrait, en effet, le château de son époux. Son émotion redoubla à cet aspect redoutable : dix tours en poivrière dont les ardoises luisaient sous le soleil, gardées par des hommes d’armes ; de grandes murailles solides et un donjon massif dressé vers le ciel comme le doigt tendu d’un géant. Ainsi, c’était là « sa » maison, là qu’il était né, qu’il avait passé son enfance et quitté les bras tendres d’une mère pour apprendre la rude vie des hommes...

– Mais je ne crois pas qu’il y soit ! soupira Léonarde. Et Fiora s’aperçut alors qu’elle venait de penser tout haut...

– Pourquoi donc ?

– Aucune bannière ne flotte sur le donjon. Cela signifie clairement que le seigneur n’est pas au bercail.

Fiora haussa les épaules, cachant sa déception sous un demi-sourire.

– Tant pis ! Essayons, au moins, de nous faire accorder l’hospitalité pour la nuit.

L’espoir de rencontrer Philippe était faible et Fiora le savait mais n’est-il toujours permis d’espérer...

– Compterais-tu te faire reconnaître comme la dame de ces lieux ? demanda Démétrios.

– Non. Nous sommes de simples voyageurs désorientés. Quand j’entrerai ici en tant que maîtresse, ce sera au bras de mon époux... si j’arrive à le retrouver car j’ai toujours tendance à négliger cet affreux désir qu’il avait de se faire tuer...

– Il était sincère sans doute, coupa Léonarde qui n’aimait pas voir l’esprit de Fiora s’engager dans ces pensées affligeantes, mais, pour ma part, je n’y ai pas vraiment cru...

– Moi non plus, fit Démétrios en écho. Je suis persuadé qu’il est toujours vivant.

Fiora leur adressa, à l’un et à l’autre, un regard chargé de gratitude pour ces paroles encourageantes et pressa un peu l’allure de son cheval. Elle avait hâte à présent d’arriver...

Ils avaient atteint le village et la barbacane d’entrée du château était déjà en vue quand, débouchant de la forêt qui couronnait le coteau, quelques cavaliers apparurent. Les faucons qu’ils portaient sur leur poing ganté de cuir épais disaient assez qu’ils venaient de chasser et quelques ciseaux pendaient au troussequin de la selle de l’un des hommes. Ils étaient six en tout : quatre hommes un peu plus armés peut-être qu’il n’eût fallu pour un divertissement, et deux femmes.

Celle qui allait en tête et qui riait en posant un baiser sur la tête encapuchonnée de son oiseau pouvait avoir une trentaine d’années. Elégamment habillée de soie bleue elle avait de longs cheveux blonds étroitement nattés sous un hennin court de velours assorti à sa robe et où s’attachait un voile azuré. Elle était d’ailleurs très jolie et, à le constater, le cœur de Fiora tressaillit.

A présent les chasseurs qui n’avaient pas remarqué les quatre cavaliers entraient dans le château de l’allure toute naturelle de gens qui reviennent chez eux.

– Qui sont-ils ? fit Léonarde sans cacher sa surprise. Messire Philippe n’avait-il pas dit qu’il n’avait aucune famille ?

– Il peut avoir des invités, dit Démétrios. Même en l’absence du seigneur c’est une chose possible... Le mieux vois-tu, c’est d’entrer à notre tour...

Mais Fiora avait froncé les sourcils et l’arrêta. Elle avisa une lavandière qui, sa corbeille de linge à la hanche, remontait de la rivière et l’appela :

– Pardonnez-moi si je vous parais curieuse, dit-elle gentiment, mais je croyais ce château inhabité. Le comte Philippe n’est pas là, n’est-ce pas ?

La servante ne devait pas être un puits d’intelligence car elle adressa à Fiora son plus béat sourire.

– Pour sûr qu’il est pas là !

– Alors, cette dame qui vient d’entrer ? Savez-vous qui elle est ?

– Ben... c’est la dame du château. C’est dame Béatrice... -Béatrice... de Selongey ?

– Ben... oui.

Ce « oui » frappa Fiora comme une gifle. Elle devint soudainement très rouge. Sentant qu’elle allait se mettre à hurler, à sangloter ou à se livrer à toute autre manifestation insensée, elle serra les rênes, fit volter son cheval qui manqua renverser la lavandière puis, enfonçant ses talons dans le flanc de la bête avec un cri sauvage, elle s’élança au triple galop à travers le village qu’elle traversa comme un boulet de canon. L’appel de Démétrios lui parvint de très loin, comme du fond des âges :

– Arrête-toi ! Par pitié...

Pitié pour qui ? Et pour quoi faire ? L’eût-elle voulu, d’ailleurs, qu’il lui était impossible de retenir l’animal emporté. Les yeux fous, les oreilles couchées, l’écume à la bouche, il fonçait droit devant lui mais Fiora, éperdue de douleur et de honte, ne voyait rien, n’entendait rien, attendant passivement que cette course à l’abîme s’achevât dans la mort. Et la mort n’était pas loin car la bête affolée courait droit vers un bois épais dont les branches basses représentaient autant de pièges redoutables.

Esteban s’était élancé derrière Fiora, suivi de Démétrios qui, plus lourd, ne pouvait aller au même train, et de plus loin encore par Léonarde qui, peu familière du grand galop, sanglotait éperdument. Le Castillan était un remarquable cavalier. Couché sur l’encolure de son cheval qu’il ne cessait de cravacher, faisant corps avec lui, il s’efforçait de gagner du terrain dans l’espoir de rejoindre

Fiora avant le bois car il avait pleinement conscience du danger encouru. Il ne criait pas, n’appelait pas, car cela n’eût fait qu’exciter davantage l’animal emballé. Mais il réussit à se rapprocher jusqu’à se trouver botte à botte avec la jeune femme dont il était visible qu’elle ne résistait pas, ne se défendait pas... Alors, mettant sa bride entre ses dents, Esteban se pencha et, saisissant Fiora à bras-le-corps, réussit à l’arracher de sa selle et à la coucher devant lui. A cet instant seulement, il retint sa monture qui freina des quatre fers et finit par stopper, trempée de sueur. Fiora glissa à terre, sans connaissance, tandis que son cheval, libéré de son poids, allait bouler dans un buisson dont il se releva sans autres dommages que des égratignures.