– Oui... et le plus tôt sera le mieux. Dites à messire de Selongey... qu’il est délié de tout engagement envers moi. Ainsi que... vous-même. Mon père... savait que cet or vous était destiné... Je ne reviendrai plus sur un don... qu’il a fait librement !
Épuisée par l’effort qu’elle venait de s’imposer, elle ferma les yeux, ne vit pas le duc se pencher sur elle, mais elle sentit la chaleur de sa main quand il y emprisonna la sienne :
– Ne hâtez rien, je vous en supplie ! Vous n’êtes pas vous-même en ce moment...
– Parce que j’ai perdu... toute agressivité ? fit la jeune femme avec un pâle sourire.
– Peut-être. Nous reparlerons de tout cela quand vous serez rétablie. Je dois vous dire que Selongey est là, dehors. Voulez-vous lui permettre d’entrer ?
– Non... non ! Ni lui... ni l’autre ! Par pitié !
– Vous avez droit à beaucoup mieux que de la pitié, mais il en sera comme vous le désirez. Reposez-vous !
– Il en est plus que temps, en effet, dit aigrement le médecin. D’autre part, il conviendrait de trouver une femme pour veiller donna Fiora. En dehors des filles de cuisine, ce palais est plein d’hommes et je ne compte pas les deux mille filles de joie qui poursuivent notre armée. Les soins d’une femme de bien seraient...
– Souhaitables ? Je partage votre avis et m’en occuperai dès le matin. En attendant, ne lui mesurez pas vos soins...
Après son départ, Matteo de Clerici fit absorber à la blessée une tisane qu’il venait de préparer sur le feu de la cheminée et dans laquelle il versa quelques gouttes d’un flacon qu’il avait apporté avec lui.
La drogue devait être efficace car, à peine la dernière gorgée avalée, Fiora s’endormit profondément...
Derrière la porte de la chambre, le duc avait retrouvé Philippe qui arpentait nerveusement le dallage : il était visible qu’il avait pleuré :
-Comment va-t-elle ? interrogea-t-il. Puis-je la voir ?
– Elle n’est pas en danger immédiat mais tu ne saurais entrer, Philippe.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle ne le veut pas.
– C’est l’autre qu’elle attend ? s’écria le jeune homme avec fureur. Il n’est pas loin : Olivier de La Marche le retient au bas de cet escalier...
– Elle ne veut voir ni l’un ni l’autre... et elle désire expressément que je sollicite du légat l’annulation de votre mariage. Elle te fait savoir que tu es délié, envers elle, de tout engagement. Ce sont là ses propres paroles et je crois qu’elle a raison.
– Monseigneur ! protesta Selongey. N’aurai-je pas, moi aussi, la possibilité de parler ? Cela me concerne, il me semble ?
– Baisse le ton, s’il te plaît ! C’est au duc de Bourgogne que tu t’adresses. Au duc de Bourgogne qui est en droit de te demander compte de ta conduite : d’abord tu t’es marié sans ma permission, ensuite, tu as usé de chantage pour obtenir la main d’une malheureuse née dans la honte et que le plus misérable de mes sujets eût été libre de refuser pour épouse. Tu mériterais que je t’oblige à rendre ta Toison d’or. A présent, je t’interdis de chercher à la revoir et plus encore à l’approcher. Contente-toi de savoir qu’elle t’a sauvé la vie et va-t’en ! Oublie-la !
– Si vous croyez que c’est facile ! s’exclama Selongey avec amertume. Voilà des mois que j’essaie car je la croyais morte. Et puis je l’ai revue et j’ai senti...
– Vos sentiments ne m’intéressent en rien. Moi, votre prince, je vous ordonne, sous peine de déshonneur public, de vous détourner à jamais d’une femme adultère, née de l’inceste et de surcroît espionne de notre beau cousin de France.
– Qu’allez-vous faire d’elle ? Vous n’allez pas au moins lui faire de mal ? Elle est si jeune et elle a tant souffert !
– Cela dépendra de votre obéissance. Tout à l’heure, je verrai le légat mais vous, préparez-vous à partir pour la Savoie où la duchesse Yolande, envahie par les gens des Cantons, appelle au secours. Vous lui annoncerez notre venue prochaine et resterez auprès d’elle jusqu’à ce que je vous rappelle. Il faut qu’avant midi vous ayez quitté Nancy avec cinquante lances !
– Monseigneur, par grâce ! Elle est innocente et vous ne l’ignorez pas.
– Beaucoup moins que vous ne le croyez. De toute façon, ce mariage doit être dissous. Ne m’obligez pas par votre obstination à la faire disparaître elle-même ! Sachez que je la tiendrai dorénavant sous mon regard pour m’assurer de votre obéissance.
– Vous a-t-elle jamais fait défaut ? Laissez-moi au moins lui dire adieu ? Je lui dois la vie !
– Non... vous ne pourriez plus partir et je vous ai donné un ordre.
La mort dans l’âme, Philippe salua et se retira avec un dernier regard sur ce panneau de bois derrière lequel reposait la seule femme qu’il eût jamais aimée. Il se dirigea vers l’escalier mais, sur le point de descendre, se ravisa :
– Un mot encore, monseigneur. Je désire que l’on vende tous mes biens. Fiora n’a plus rien et je ne le supporte pas. Faites au moins cela pour moi !
– Vraiment ? Comment vivrez-vous puisque c’est vous alors qui n’aurez plus rien ?
– Votre victoire définitivement assise, mon prince, j’irais offrir mon épée au doge de Venise. Une fortune, cela peut se reconstituer au hasard d’une guerre... à moins que tout ne s’y achève.
Saluant derechef mais avec une raideur qui traduisait bien sa colère contenue, Selongey disparut enfin dans les profondeurs de l’escalier, suivi des yeux par le Téméraire qui se prit à sourire :
– C’est ce que nous verrons... fit-il.
La maison de l’échevin Georges Marqueiz, dans la rue Ville-Vieille et près de l’église Saint-Epvre, était l’une des plus belles de Nancy et n’avait pas souffert des bombardements. C’est là qu’au matin on transporta Fiora encore à demi inconsciente afin qu’elle y reçût des soins féminins impossibles à assurer dans un palais transformé en caserne. Dame Nicole, l’aimable épouse du magistrat, avait accepté très volontiers de donner au nouveau maître ce gage de bonne volonté. C’était une grande femme dont les cheveux blonds blanchissaient harmonieusement, sans beauté réelle, mais elle avait des yeux bruns pleins de chaleur et un charmant sourire. La blessée n’eut aucune peine à gagner son cœur et fut elle-même conquise sur-le-champ.
Cependant, le nouveau duc déployait toutes ses grâces – et quand il le voulait, il en avait beaucoup – pour séduire ses nouveaux sujets. On ne vit que fêtes et réjouissances. Charles se répandait en libéralités, en magnificences et en caresses. Il convoqua, dans son nouveau palais, les états de Lorraine où il prononça un discours mémorable :
– ... On s’apercevra bientôt que je cherchais par mes armes bien plus votre félicité que la mienne, dit-il à ces gens qu’il avait affamés et dont il avait réduit quelques-uns à coucher dans des décombres, la Providence qui vous a soumis à mes lois vous réservait sans doute le bonheur de vivre sous mon gouvernement ; vous allez en effet désormais retrouver votre nation opulente, heureuse, tranquille et cette ville, maintenant le centre de mes états, sera le lieu de ma résidence. Je vais l’embellir d’un superbe palais, l’augmenter d’un grand nombre d’édifices, pousser ses remparts jusqu’à Tombelaine et lui donner le même lustre sous mon règne que Rome en reçut autrefois sous l’empire d’Auguste...
Il terminait en demandant une assurance d’inviolable attachement à sa personne et l’assemblée, enthousiasmée, n’attendit même pas qu’il en ait terminé pour lui jurer fidélité.
– C’est quelque chose que devenir la capitale d’un grand royaume, dit Nicole Marqueiz à sa pensionnaire. Quand on sait à quelle richesse ont atteint Bruges, Lille et Dijon, cela donne à rêver...