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— Oui, fit-elle. Mais…

Il tendit le bras et toucha sa main, qu’elle avait reposée sur la table. Elle agrippa ses doigts. Ils restèrent assis sans parler, pendant un très long moment.

Théo demeura assis quelques minutes dans sa voiture, devant le domicile des Drescher, pour réfléchir. Il avait été abattu avec un Glock 9 mm. D’après les séries télévisées qu’il avait pu voir, il était presque certain que le Glock était un pistolet semi-automatique très prisé des forces de police un peu partout dans le monde. Mais les balles étant américaines, peut-être un Américain avait-il pressé la détente. Bien sûr, Théo n’avait sans doute pas encore rencontré celui qui un jour voudrait le voir mort. Il était probable qu’entre son cercle actuel d’amis, de connaissances et de collègues, et celui qu’il aurait dans vingt ans, il y aurait peu de doublons.

Quoi qu’il en soit, il connaissait déjà beaucoup d’Américains.

Mais aucun n’était vraiment proche de lui. À l’exception de Lloyd Simcoe.

Bon, Lloyd n’était pas un véritable Américain. Il était né au Canada et les Canadiens n’aimaient pas les armes à feu. Ils n’avaient pas de deuxième amendement à leur Constitution, ni aucune de ces foutues lois qui faisaient croire aux Américains qu’ils pouvaient se balader avec un flingue dans la poche.

Mais Lloyd avait vécu aux États-Unis pendant dix-sept ans avant de venir au CERN, d’abord à Harvard en tant qu’expérimentateur sur le Tevatron de Fermilab, près de Chicago. Et, selon son propre aveu, il vivrait de nouveau aux États-Unis au moment des visions. Il aurait pu aisément se procurer une arme.

Mais non… Lloyd avait un alibi. Il se trouvait en Nouvelle-Angleterre quand Théo se faisait descendre.

Oui, mais…

Mais Théo était/serait tué le 21 octobre et la vision de Lloyd, comme toutes les autres, concernait le 23 octobre.

Lloyd lui avait raconté sa vision et il avait précisé qu’il n’en avait pas encore parlé à Michiko, mais Théo avait insisté et son ami avait fini par céder, même s’il avait fait jurer le secret au Grec. D’après lui, dans sa vision il faisait l’amour avec une femme âgée, laquelle devait être son épouse dans le futur.

Les gens âgés ne faisaient certainement pas l’amour très souvent, se dit Théo. Il était même probable qu’ils réservent leurs ébats pour des occasions particulières. Comme lorsque l’un des d’eux revenait après une longue absence. Le vol entre la Nouvelle-Angleterre et la Suisse ne prenait que six heures aujourd’hui. Dans vingt ans, il pourrait bien être encore moins long.

Non, Lloyd pouvait très bien s’être trouvé au CERN le lundi et chez lui, dans le New Hampshire par exemple, le mercredi. Même si Théo ne voyait aucune raison suffisante pour que son collègue et ami veuille le tuer.

Sauf que, bien sûr, en 2030, Théo, et non Lloyd, était directeur de ce qui semblait bien être un accélérateur de particules très avancé au CERN : le Collisionneur tachyon-tardyon. La jalousie professionnelle et académique en avait déjà poussé plus d’un au meurtre…

Et puis il y avait le fait que Lloyd et Michiko ne seraient plus ensemble. En toute franchise, Théo n’était pas indifférent à la beauté de la Japonaise. Quel homme normalement constitué y serait resté insensible ? Elle était splendide, intelligente, chaleureuse et drôle. Et, hem, elle était d’un âge plus proche du sien que de celui de Lloyd. Se pouvait-il qu’il ait joué un rôle dans leur rupture ?

Tout comme il avait poussé Lloyd à lui faire partager sa vision, il avait poussé Michiko à lui révéler la sienne. Il était avide de ce que tous les autres avaient eu la chance d’expérimenter. Dans la vision de Michiko, elle se trouvait à Kyoto, peut-être, comme elle l’avait dit, pour rendre visite à son oncle en compagnie de sa fille. Lloyd aurait-il attendu qu’elle soit temporairement loin de Genève pour régler ses comptes avec Théo ?

Le Grec s’en voulait de seulement échafauder ces hypothèses. Lloyd avait été son mentor, il le traitait maintenant comme son partenaire, d’égal à égal. Ils avaient toujours parlé de partager le prix Nobel. Mais…

La mère de Théo était diabétique. Quand on lui avait diagnostiqué cette maladie, le jeune homme avait entrepris des recherches sur l’histoire des diabètes. Les noms de Banting et Best revenaient constamment. C’étaient ceux des deux chercheurs canadiens qui avaient découvert l’insuline. Théo et Lloyd étaient parfois comparés à eux. Comme Crick et Watson, Banting et Best avaient une différence d’âge importante, Banting étant manifestement celui qui dirigeait les recherches. Mais alors que Crick et Watson avaient conjointement reçu le Nobel, Banting avait partagé le sien non pas avec Best, son véritable partenaire de recherches, mais avec J.R.R. McLeod, son patron. Lloyd décrocherait peut-être le Nobel : pas pour la découverte du Higgs, qu’ils n’avaient pas réussi à matérialiser, mais plutôt pour une explication de l’effet de déplacement temporel. Et peut-être qu’il ne le partagerait pas avec son jeune partenaire, mais plutôt avec son patron, Béranger, ou avec une autre personne haut placée dans la hiérarchie du CERN. Quels seraient les effets d’une telle décision sur leur amitié, sur leur partenariat ? Quelles jalousies, quelles haines pouvaient se développer entre maintenant et 2030 ?

C’était de la folie. De la paranoïa. Et pourtant…

Si Théo était assassiné dans l’enceinte du CERN — la suggestion de Moot Drescher qu’il serait tué dans une arène sportive lui semblait toujours douteuse —, alors il serait tué par quelqu’un qui avait réussi à s’introduire dans le complexe. Le CERN n’était pas un établissement de sécurité maximale, mais n’importe qui n’était pas autorisé à y pénétrer.

Non, c’était certainement une personne ayant accès au CERN qui l’avait tué. Quelqu’un que Théo rencontrerait face à face. Et quelqu’un qui non seulement le voulait mort, mais qui désirait clairement se venger, au point de lui loger coup sur coup trois balles dans la poitrine.

Lloyd et Michiko s’étaient installés sur le canapé, dans le salon. La vaisselle pourrait attendre.

Bon sang, se disait Lloyd, pourquoi ce truc s’est-il produit ? Tout allait si bien, et maintenant…

Maintenant, il semblait que tout était sur le point de s’effondrer.

Il n’était plus un jeune homme. Il n’avait jamais eu l’intention d’attendre aussi longtemps pour se marier, mais son travail l’avait accaparé et…

Non, non, ce n’était pas ça. Soyons honnêtes. Voyons les choses en face.

Il estimait être un homme estimable, gentil et prévenant, mais il devait reconnaître qu’il n’était pas très policé et pas très chic. Michiko n’avait eu aucun mal à améliorer sa garde-robe parce que n’importe quel changement était forcément un mieux.

Oh, bien sûr les femmes — et les hommes d’ailleurs — disaient de lui qu’il possédait l’art d’écouter, mais lui savait que c’était moins une preuve de sagesse qu’une hésitation naturelle à prendre la parole. Alors il restait assis et il absorbait, il prenait tout, les pics et les vallées des existences d’autrui, les hauts et les bas, les épreuves et les vicissitudes de tous ces gens dont la vie connaissait plus de variations, plus de nouveautés excitantes, plus d’anxiétés que la sienne.

Lloyd Simcoe n’était pas un homme à femmes, il n’avait pas la réputation de captiver son auditoire par ses histoires en fin de dîner. Ce n’était qu’un scientifique, un spécialiste des quarks, le ringard classique qui avait commencé enfant en étant nul pour lancer la balle, avait passé son adolescence le nez dans les livres alors que d’autres de son âge peaufinaient leurs talents relationnels dans mille et une situations différentes.